Les premiers commentaires du discours « historique » ont insisté sur le fait que Poutine s’adressait par priorité au peuple russe pour redorer un blason terni par les Ukrainiens qui ont l’audace de lui résister, avec l’aide des Occidentaux.
De fait, il s’est situé dans ce qui lui semble être à la gloire de la grande et éternelle Russie : de Pierre le Grand à Joseph Staline, des tsars à l’URSS, les Russes peuvent être fiers de leur histoire, et c’est la raison pour laquelle les quatre républiques désormais indépendantes n’ont pas été annexées, mais libérées, heureuses de renouer le cordon ombilical avec le Kremlin.
Par contraste, les commentaires ont prêté peu d’attention au discours adressé aussi aux Occidentaux. Discours d’autant plus remarquable qu’il est subtilement dosé pour séduire des publics occidentaux qui entre eux sont à l’opposé. Pour séduire Poutine n’a pas hésité à mêler adroitement mensonges et vérités.
Les mensonges ne sont pas nouveaux. Ils sont bien accueillis par tous ceux qui pensent que la colonisation et l’impérialisme ont été sources de malheur pour les peuples qui les ont suivis. En France c’est le Président de la République lui-même qui ne cesse de s’excuser pour les crimes liés à la colonisation, notamment en Algérie. Mais la thèse de l’impérialisme, jadis concoctée par Lénine et Rosa Luxembourg, met le malheur des peuples sur le dos du capitalisme avide d’exploiter les ressources et les esclaves. Contre la colonisation, contre le capitalisme : voilà une clientèle à l’écoute de Poutine. Poutine lui a parlé.
Les mensonges sont aussi dans la prétention de la Russie d’avoir œuvré sans cesse contre ces fléaux. Dans l’immédiat il semblerait que la guerre contre l’Ukraine ressemble beaucoup à une invasion et une colonisation. Pendant presqu’un siècle entier l’URSS a réussi à implanter en Afrique, en Amérique Latine et en Asie son virus marxiste. Les plus odieux dictateurs africains ont été formés à l’Université Patrice Lumumba à Moscou. Cuba, le Vénézuela ou la Corée du Nord sont aujourd’hui encore des musées du totalitarisme. Et Poutine a le front de présenter l’année 1991 (fin de l’URSS) comme une agression de l’Occident qui a coupé les peuples européens de leurs frères russes.
Alors où serait la vérité à laquelle je me réfère ? C’est la dénonciation par Poutine des vices de la civilisation occidentale qui se sont grandement développés depuis quelques décennies. On ne peut oublier quelques mots frappants dénonçant la dislocation de la famille (« parent n°1, parent n°2, parent n°3 »), par la théorie du genre (« la négation des genres »). De façon plus générale l’Occident aurait abandonné toutes valeurs morales et spirituelles, y compris celles qu’a prêchées le Christ lui-même « au mont des Oliviers ».
Bien entendu, il y a là encore un mensonge historique en prêtant à la Russie le monopole de l’éthique et de la religion. Il faudrait oublier la lutte de l’URSS contre l’Eglise, allant jusqu’à assimiler le rite orthodoxe à une salutaire réserve de foi, d’espérance et de charité. On l’a vu sans aucun doute dans les images télévisées : les plus hautes autorités ecclésiastiques étaient présentes. Mais il faut aussi dénoncer les crimes contre l’humanité commis sans cesse depuis 1917. On n’a pas vu dans le modèle soviétique l’amorce de « la civilisation de l’amour », et le Polonais Jean Paul II a fortement contribué à la libération des peuples européens de l’empire communiste : les « divisions du Pape » dont se moquait Staline ont été aussi efficaces que la « star war » de Reagan.
J’en viens alors à la vérité : le communisme a été détruit par des Occidentaux qui avaient pour idéal le respect de l’être humain. Mais où en sommes-nous aujourd’hui ? Dans un article récent inspiré par la fin du règne de la reine Elisabeth (Londres : obsèques ou résurrection de l’Occident ? Mais quelles valeurs l’Occident peut-il porter ?) je concluais « Les libéraux sont donc persuadés que l’Occident ne peut se sauver que s’il retrouve les valeurs qui ont fait son succès : les valeurs de la civilisation, c’est-à-dire du respect de la vie, de la liberté et de la propriété. Valeurs qui se sont au cours de quelque vingt siècles frayé un chemin difficile. On les croyait ressuscitées en 1991 : « fin de l’histoire » disait Fukuyama. Peut-être vont-elles ressusciter à la mémoire d’Elisabeth II, à Londres. »
Mais alors, que cherche Poutine dans son rappel des valeurs de la civilisation ? Il est de ce point de vue un triste sire. Mais il sait qu’une grave crise traverse l’Occident. Née chez les philosophes français, enseignée dans les plus célèbres des universités américaines, la théorie post-moderne est destruction de l’humanité, et les écologistes y ont ajouté un chapitre nouveau avec la destruction de la planète, de la nature, des animaux, etc. Des écologistes radicaux aux woke en passant par Extinction-Rébellion rien n’est assez extrême pour dénoncer le système économique fondé sur le marché, le système juridique fondé sur les droits individuels, le système culturel fondé sur la liberté religieuse.
Ainsi Poutine réussit-il le tour de force de s’adresser en même temps et ensemble :
- à ceux qui en Occident professent la décolonisation et dénoncent l’impérialisme américain
- à ceux qui en Occident s’opposent au capitalisme et au mondialisme
- à ceux qui en Occident sont des conservateurs anti-libéraux
- à ceux qui en Occident sont des croyants choqués par la laïcité militante
Cela fait beaucoup de monde, et de plus les catégories que je propose peuvent se mélanger, contre toute logique. Je vous laisse le soin de penser à des célébrités françaises qui ont leur place dans la liste.
Je crois qu’on a tort d’oublier cette face du discours de Poutine. « Timeo Danaos… ». Poutine a enfourché son cheval de Troie.