J’aborde ici un sujet difficile parce que souvent délaissé dans la littérature libérale, bien que Hayek ait dit l’essentiel dans la Route de la Servitude. Je tiens d’abord à préciser que j’emploie volontairement le terme Défense et que je n’entends pas parler de Défense Nationale, bien que l’on accole habituellement les deux mots.
Défense Nationale ?
En effet à l’heure présente aucune défense ne peut être nationale, et pour deux raisons.
La première parce qu’une nation isolée, y compris le peuple des Etats Unis, ne peut se défendre toute seule : la paix a pris techniquement une dimension mondiale, nous ne sommes plus à l’ère des guerres entre France et Angleterre (quelque sept siècles) ou entre France et Allemagne (un siècle et deux guerres mondiales). La paix appelle des informations et des armes qui ignorent maintenant les frontières nationales et la géopolitique est une approche devenue indispensable.
La deuxième raison est que le nationalisme n’est pas une doctrine ou une source de paix. Les nationalistes rejettent la diversité des cultures. Cette diversité existe d’ailleurs à l’intérieur des frontières, un Breton n’est pas un Provençal : mais cette réalité n’est pas prise en compte en France parce que l’Etat a voulu effacer les « territoires », l’Etat s’est arrogé le monopole de la nation, c’est le bon vieil Etat-nation français. Le patriotisme n’est plus un sentiment personnel qui nous pousse spontanément à défendre nos familles, nos patrimoines, mais une obligation légale issue d’un décret de l’Etat.
Il va de soi que la dernière démonstration d’Emmanuel Macron à l’occasion du projet de Loi de Programmation Militaire (LPM) n’est que propagande conjoncturelle. Le Président amuse la galerie en annonçant des chiffres mirobolants, qui s’inscriront dans la réalité, mais seulement l’an prochain, et les résultats sont attendus dans sept ans. A Mont de Marsan le 20 janvier devant les plus haut gradés de France le Président a annoncé que la LPM portera le budget à 400 milliards d’euros, soit une augmentation d’un tiers. La France serait alors au niveau d’un budget des armées de 2% du PIB, ce qui est le cas de la plupart des pays de l’OTAN, seuls les Etats Unis se situant autour de 3,5 % du budget. Mais je trouve qu’il y a un décalage entre la présentation de cette LPM et la raison invoquée pour tenir un discours qui se voulait répondre à l’actualité de la guerre en Ukraine et aux périls que font courir Poutine et autres dictateurs actuels ou potentiels. Il est vrai que le discours était comme à l’habitude parsemé de fleurs de rhétorique : « Ces efforts seront à proportion des dangers, c’est-à-dire considérables » et « Nous devons avoir une guerre d’avance » et « être prêts à des guerres plus brutales, plus nombreuses et plus ambiguës à la fois ». Voilà des sentences bien claires. Je trouve d’ailleurs qu’il y a un autre décalage dans la position du Président, entre la première décision spectaculaire qu’il a prise après son arrivée à l’Elysée et son discours actuel : le 14 juillet 2017 il avait poussé le Général Pierre De Villiers à la démission après avoir rejeté toute augmentation du budget de la Défense Nationale.
Il est vrai qu’Emmanuel Macron a un besoin urgent de redorer son blason, et de persuader l’électorat et les élus de droite qu’il est bien de leur côté, accessoirement il en attend un soutien dans le contexte difficile de la réforme des retraites.
Si vis pacem..
Les libéraux ont un point d’accord avec le Président Macron : pour avoir la paix il faut se préparer à la guerre. L’éthique n’a jamais été contraire au devoir de défense, s’armer n’est pas un signe d’agression ni un péché. Le problème est que précisément les pays dits libres ont négligé depuis des décennies la plus élémentaire prudence et se sont désarmés.
Le désarmement a été double : militaire bien sûr, mais aussi moral. Pour mettre ce désarmement en évidence je fais la comparaison avec ce qui s’est passé dans les années 1980. Le monde libre a bénéficié de l’apparition sur la scène mondiale de deux personnalités hors du commun : Ronald Reagan et Jean Paul II. Ronald Reagan a changé les armes, Jean Paul Ii a changé les âmes. Le programme Star War (de son vrai nom Strategic Defense Initiative) a été préparé dès l‘arrivée de Reagan à la Maison Blanche, il a rompu avec l’inefficace « équilibre de la terreur » de la guerre froide qui supposait que l’URSS n’utiliserait pas l’arme atomique pour anéantir les Etats Unis. La mise ne place de missiles capables de détruire toute arme atomique utilisée par l’URSS a protégé efficacement les Etats Unis en moins de trois ans, et l’URSS rendue à ses contradictions internes a changé de cap avec Gorbachev. Mais parallèlement les « divisions du Pape » ont rempli leur office. Les Polonais ont fait preuve d’un courage redoublé par les sermons de Jean Paul II. D’autres peuples soumis au joug communiste se sont rebellés. L’assassinat du Père Popieluszko en 1984 marque la fin de l’entreprise totalitaire communiste, vaincue par la foi chrétienne. L’antisémitisme qui sévit en Pologne à l’époque a également donné force à la rébellion libératrice. La jeunesse du monde entier s’est mobilisée à l’appel de Jean Paul II. En 1991 l’Europe « respirait enfin avec ses deux poumons ».
Le drame est que ce réarmement militaire et moral a été assez vite abandonné. Persuadés que la démocratie et la paix mondiale allaient s’installer pour toujours après le chute du mur de Berlin, les Occidentaux se sont abandonnés aux délices de Capoue. Ils sont retournés à la médiocrité. Les crises économiques de 2001 et 2008 ont ressuscité les politiques de facilité avec les relances des dépenses publiques, financées par l’aisance monétaire (quantitative easing, baisse des taux d’intérêt), et débouchant sur la croissance ininterrompue de la dette publique. Les présidences Obama ont marqué le désengagement total des Etats Unis dans la diplomatie mondiale (Hilary Clinton y a été pour beaucoup), l’OTAN a été déclarée « en état de mort cérébrale » par Emmanuel Macron. La mondialisation, loin de conduire au libre- échange, est devenue dépendante de traités de commerce inspirés par le choc des protectionnistes nationaux, le capitalisme de connivence (crony capitalism) entre milieu des affaires et classe politique s’est développé. Parallèlement nous n’avons pas fait l’effort de maintenir la démocratie chez nous, on a cessé de la surveiller, et on est retombé dans l’autocratie élyséenne. Couronnant le tout, voici aujourd’hui les dégâts de la déchristianisation de l’Europe et de la philosophie post-moderne. Les woke sont à l’œuvre.
Les libéraux en ont-ils cure ?
Certains de mes lecteurs m’ont reproché de faire dans mes écrits la part trop belle aux questions de la guerre et de la diplomatie. Je dépasserais les bornes du libéralisme en m’attardant entre autres sur l’Ukraine, l’OTAN, la Turquie et l’Iran.
Je réponds d’abord que j’ai toujours soutenu que le libéralisme ne se limite pas à la défense de l’économie de marché et du système capitaliste. Le libéralisme est un humanisme, il repose sur une anthologie particulière, il englobe les domaines de la politique, du droit et de la religion aussi bien que celui du libre-échange et de la libre entreprise. Au demeurant Hayek a
rappelé qu’un économiste qui n’est qu’un économiste est un mauvais économiste, et il a parfaitement illustré dans son œuvre cet impératif d’ouverture à d’autres savoirs et d’autres considérations que ceux de l’économie.
Je réponds ensuite que ce que nous exigeons pour une société de libertés, c’est que soient en place un certain nombre d’institutions de nature à garantir aux êtres humains leur liberté, leur responsabilité, leur propriété et leur dignité. Je les ai rappelées dans mon dernier essai sur le Vaccin Libéral : un pouvoir limité, l’état de droit, la subsidiarité, le libre marché.
Mais comment ces institutions peuvent-elles survivre dans un monde actuellement administré et dominé
– par des dictatures communistes ou autres qui ne respectent pas la propriété et faussent la concurrence,
– par des Etats qui ne veulent pas changer leur dirigisme mais redoutent la concurrence parce qu’ils sont handicapés par leur fiscalité, leur réglementation, leur endettement,
– par des entreprises et des groupes organisés qui demandent et obtiennent protection et privilèges de leur Etat.
Par contraste le libéralisme exige la sécurité des personnes et des biens, or ces missions régaliennes ne sont pas assumées dans les pays où le pouvoir politique se disperse en actions et dépenses de toutes sortes. L’état de droit a disparu dans des pays réputés libres comme la France, la subsidiarité est oubliée depuis des siècles, le jacobinisme s’est renforcé.
Alors, comment imaginer un cloisonnement étanche entre ce qui relève de la défense et ce qui relève de la liberté ? Aujourd’hui la « fin de l’histoire » que Francis Fukuyama imaginait après la chute du mur de Berlin n’est pas en vue, c’est dans un univers agressif, dans des conflits permanents que nous essayons de vivre. Pourquoi le libéralisme ne serait-il pas le véhicule de la paix ? Le libéralisme permet la compréhension entre les peuples grâce au « doux commerce ». Le libéralisme demande aux Etats de renoncer au souverainisme et de se concentrer sur la mission qu’ils peuvent et doivent exercer parce qu’ils disposent du monopole de la coercition. Le libéralisme se doit de conjurer les dégâts créés par la classe politique quand elle ne rêve que de puissance et de guerre. Oui, les libéraux sont les vrais « woke », ceux qui donnent l’alarme. La vigilance n’est pas la peur. Tout au contraire faisons confiance aux vertus que l’être humain possède en propre, car la société des hommes n’obéit pas aux lois de la jungle. Elle obéit au désir d’échange et de paix entre personnes responsables et créatives.