87% des votes en faveur de la reconduction de Poutine comme Président de la République Russe : le peuple s’est exprimé librement. Voilà les bienfaits de la vraie démocratie.
Je me sens obligé de reprendre le vieux débat, de poser la vieille question : qu’est-ce que la démocratie ?
Pour commencer je m’appuierai sur une définition très large et très approximative de la démocratie : c’est le moyen qui permet au peuple de s’exprimer et de faire des choix qui s’imposeront à tous. J’irai ensuite vers des définitions plus sérieuses
Multiformes de la démocratie
La pratique politique peut multiplier les démocraties. J’ai déjà salué la créativité d’Emmanuel Macron[1]. En sept ans Il nous a offert six formes de démocratie, plus sympathiques les unes que les autres.
Nous avons la classique démocratie parlementaire (les représentants du peuple votent), la démocratie populiste (le peuple manifeste dans la rue et le pouvoir s’exécute), la démocratie sociale (les partenaires sociaux établissent des conventions collectives), la démocratie corporative (certaines professions ont le privilège de s’autogérer) la démocratie délibérative (le peuple s’exprime à travers des débats entre personnes choisies par le pouvoir) la démocratie directe (référendaire ou plébiscitaire).
Mais cette approche, bien que très séduisante dans le discours macronien, n’est pas très rigoureuse, elle légitime en fait les décisions du pouvoir.
La démocratie c’est la loi du suffrage universel
On doit reconnaître à Jean Luc Mélenchon le mérite de nous rappeler une définition très célèbre de la démocratie, inspirée par Rousseau et pratiquée avec succès par Robespierre (dixit Mélenchon dimanche dernier dans le meeting de la NUPES)[2] : la démocratie c’est le droit de vote pour tous. Dans cette démocratie il y a totale égalité entre tous les votants, quelles que soient leur religion, leur richesse, leur race. Le vote serait la dignité de l’être humain. L’Egalité accompagne la Liberté et appelle la Solidarité. La solidarité vient de ce qu’une sorte de souffle collectif, d’intelligence commune, va légitimer le choix issu de l’ensemble des votants.
Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple
C’est la démocratie vue par Lincoln, elle est la plus fréquemment évoquée, mais sa solidité est douteuse. D’abord Lincoln ne nous dit pas jusqu’où le peuple doit être gouverné : pouvoir limité ou omnipotent ? Ensuite la représentativité de la classe politique est très approximative. Enfin le concept de bien public n’a aucune consistance (théorème d’Arrow). D’ailleurs qu’est- ce que « le peuple » ?
Démocratie des Anciens et des Modernes
On doit la distinction à Benjamin Constant. La démocratie des Anciens signifie que la majorité des votes donne un pouvoir total de choix. Elle a été pratiquée à Athènes parce que le corps électoral était très restreint et composé de citoyens qui se connaissaient bien. Mais le reste des habitants d’Athènes n’avait pas de droit de vote : ni les esclaves ni les métèques (étrangers) ; il était donc facile de débattre dans l’agora.
C’est cette conception d’une démocratie majoritaire qui prévaut à l’heure actuelle dans la plupart des pays réputés libres.
Benjamin Constant lui a opposé la démocratie « des Modernes » : le 18ème siècle avait consacré et proclamé les droits individuels. Il y a démocratie quand les droits de la minorité sont protégés, et notamment les droits de la plus petite des minorités, c’est-à-dire l’individu. C’est évidemment cette conception qui prévaut dans les pays réellement libres[3].
Démocratie et Diarchie
Dans La constitution de la Liberté Hayek s’interroge sur les mérites de la démocratie parlementaire classique et lui reconnaît des qualités : la liberté d’opinion et d’expression des députés et sénateurs est source de progrès, l’intérêt pour les choses publiques est plus réaliste et le contrôle du pouvoir plus facile. Toutefois, il estime que les choix de gouvernement ne peuvent pas être laissés à la majorité des assemblées élues[4]. Voilà pourquoi il souhaite de remplacer le bicaméralisme parlementaire habituel par la juxtaposition de deux chambres : l’une élue, l’autre composée de personnalités ayant fait leurs preuves dans leurs activités civiles ou publiques, qui auront la responsabilité de maintenir la qualité de leur assemblée : comme dans une académie on entre dans cette assemblée qu’avec l’accord de tous ses membres. C’est ce qu’Hayek appelle une diarchie, une institution de nature à freiner les excès et les erreurs d’une majorité élue.
Démocratie et République
Dans le même esprit, on doit éviter de confondre démocratie et république, comme on le fait en France. Car une saine démocratie peut exister dans des pays dont le régime n’est pas républicain. Les monarchies constitutionnelles ont montré leurs qualités libérales dans de nombreux pays. C’est évidemment le cas en Angleterre, en Espagne, en Belgique, aux Pays Bas et dans les pays scandinaves. Certes la royauté ne débouche pas sur une diarchie : le souverain ne participe pas aux choix législatifs ou exécutifs. Mais la royauté est au sommet de la pyramide de la société civile, elle est gardienne des traditions nationales et peut intervenir par touches ponctuelles quand il n’y a pas visiblement d’accord entre la classe politique et la société civile. De ce point de vue le grand modèle aura été la reine Elisabeth II.
Démocratie et classe politique
En réalité dès que fonctionne une démocratie dite représentative, à l’issue de consultations électorales régulières, la classe politique est tentée de faire de l’électoralisme. Les études sur le comportement des candidats ont été menées par l’école des « public choice ». Elles ont révélé l’importance de « l’électeur médian », celui dont le vote est capable de faire basculer la majorité. Dans un schéma bipartisan, le théorème de l’électeur médian démontre que les candidats n’ont aucun intérêt à proposer des programmes, des mesures et des réformes trop clivants, trop démesurés, car ils risquent de choquer l’électeur médian. Donc la meilleure méthode consiste à cibler des électeurs auxquels on peut offrir quelque privilège spécifique au lieu de les attirer dans une promesse doctrinale. Finalement le vote de conviction s’efface devant le vote de séduction, l’empirisme l’emporte, la doctrine disparaît. C’est évidemment un lourd handicap pour la démocratie, les candidats et leurs partis présenteront des catalogues de promesses si complets que chaque électeur pourra y trouver son intérêt personnel.
Démocratie et liberté
Associer démocratie et liberté est une erreur, nous révèle l’histoire, en particulier depuis le 19ème siècle, qui se voulait libéral en réaction contre les despotismes plus ou moins éclairés du 18ème. La preuve est faite que les pires dictatures ont été mises en place à la suite d’élections apparemment libres. Sans doute la révolution bolchevik de février 1917 ne doit-elle rien à la démocratie, il s’est agi d’un coup d’Etat, d’une révolution inattendue[5]. Mais très vite Lénine a tenu à faire avaliser le régime communiste par un vote « démocratique » en organisant une Assemblée Constituante qui sera élue dès novembre 1917. Staline sera triomphalement réélu tout au long de son règne.
Mussolini, ancien secrétaire général du parti socialiste italien, organisera la marche sur Rome en 1922 et le roi Victor Emmanuel III lui confiera le gouvernement, en toute légalité. Comme on le sait Hitler et son parti National Socialiste recherche le vote du peuple allemand en 1932 mais il n’obtient qu’un tiers des suffrages et Hindenburg est réélu. Mais le scrutin au Reichstadt en 1933 lui vaut 44% des suffrages, de sorte qu’il sera nommé chancelier par Hindenburg avec l’accord de l’Assemblée. Sa dictature ne cessera de se renforcer au cours des élections suivantes. Il est inutile de rappeler également les conditions dans lesquelles les dictateurs latino-américains se sont installés, avec le vote du peuple : Cuba, Nicaragua, Brésil, Argentine, Chili, Venezuela, Colombie. En Afrique, la plupart des pays subissent encore la dictature de chefs militaires, les constitutions sont violées ou changées au hasard des coups d’Etat. Peut-être l’Afrique du Sud va-t-elle s’émanciper cette année, mais des records ont été battus avec l’Ethiopie, le Soudan, l’Angola. La Chine communiste et la Corée du Nord font exception : la dictature n’a pas besoin de vote. Finalement seul Poutine vient d’être démocratiquement réélu pour six ans : c’est l’exception qui doit confirmer la guerre. D’ailleurs au lendemain de sa glorieuse et inattendue réélection, il s’est empressé de promettre le châtiment des responsables des « ordures de Novgorod ».
Démocratie et droits individuels
En conclusion je ne crois pas qu’il faille donner un brevet de libéralisme à la démocratie contemporaine. La dictature est installée aujourd’hui dans 45 pays de tous continents. Les Républiques démocratiques et populaires sont des régimes qui ont effacé les droits individuels. Ces droits sont conformes à la dignité de l’être humain. Ils ne sont pas de simples droits de vote, comme le prétendait Rousseau. Ils sont donnés à tout être humain par sa nature, ils exigent d’être défendus à tout instant, dans tous pays. Aujourd’hui comme hier aucune organisation internationale ne peut les garantir ni les défendre : l’ONU et ses satellites sont de hauts lieux de mensonge et de corruption, l’écologie mondiale veut supprimer le marché et le capitalisme, le sommet de Davos cherche la domination du monde par quelques puissances économiques et élitistes (ou prétendues telles). Il n’y a qu’une façon d’établir et de protéger les droits individuels : le libre engagement personnel de millions d’êtres humains de tous pays qui, depuis des siècles, ont réussi à améliorer le sort matériel et culturel de l’humanité. « Faisons la liberté, la liberté fera le reste » : c’est ce que disait à peu près Victor Hugo.
[1] Cf. mon article La démocratie en danger, mais quelle démocratie ? Désordre dans les esprits : chacun envoie sa démocratie dans la figure de l’autre. 17avril 2023
[2] Cf. notre article du 18 mars 2024 Les Européennes : une consultation à mi-mandat. Une occasion de renverser Macron et de faire la vraie révolution prolétarienne.
[3] La mesure de la liberté est faite par des instances libérales : Index of freedom et Heritage Foundation
[4] L’exemple actuel du Congrès américain illustre les erreurs et les blocages de ces assemblées.
[5] On attendait la révolution prolétarienne plutôt en Allemagne.