Certes la politique n’a rien à voir avec ce tremblement de terre, et à juste titre ce terrible drame engendre avant tout la tristesse et appelle l’aide internationale pour secourir les populations terrassées par le malheur et la peur de l’avenir immédiat et futur.
Cependant il a été fait très souvent allusion aux carences des officiels des deux pays atteints. L’impuissance des dictatures est habituelle, parce que les gens frappés par une catastrophe sont privés et de moyens et de responsabilités. Par contraste on avait salué l’efficacité des pompiers et policiers new-yorkais au moment du 11 septembre 2001, et le courageux sauvetage de milliers de Japonais au moment du tsunami en 2004.
Lorsque les instances locales n’ont aucune autonomie, quand la moindre décision dépend d’un ordre lointain donné par des administrations sclérosées, les résultats ne peuvent jamais être bons. La dictature c’est l’inverse de la subsidiarité, principe de base d’une société de libertés. Les retards et les erreurs constatés en Turquie et en Syrie s’étaient également produits à Haïti, au Venezuela, etc.
La Turquie d’Erdogan interroge les pays libres et, depuis quelques années, l’ONU elle-même. Cependant elle est toujours membre de l’OTAN, une position qui s’explique parce dans les années de la guerre froide la Turquie apparaissait comme un rempart contre l’URSS et les communistes au pouvoir en Grèce (avant les colonels), en Bulgarie, en Roumanie et en Albanie. Par exemple la Turquie reçoit l’aide de l’Angleterre pour empêcher l’île de Chypre de tomber entre les mains de Makarios, évêque communiste qui est le chef des chypriotes grecs. La Turquie fait écran contre l’URSS autour de la Mer Noire et dans les pays annexés à l’époque par l’URSS, comme Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan.
Le régime d’Erdogan va pratiquement inverser la politique du pays. D’une part, la Russie n’est plus l’ennemi, mais l’allié. Et, plus grave encore, la Turquie n’hésite pas à soutenir l’Azerbaïdjan et depuis quelques mois le gouvernement d’Ankara a mené des opérations communes avec les Azeris contre l’Arménie avec l’accord de Poutine. Mais il faut reconnaître que les Azeris ont reçu aussi le soutien de l’Union Européenne, Madame von der Leyen s’est rendue à Bakou pour s’assurer du bon acheminement du gaz de la Caspienne vers l’Europe. Des mercenaires syriens ont également lutté aux cotés des Turcs en Arménie. L’axe Moscou-Ankara-Damas s’était déjà rendu célèbre par le « nettoyage » de la Syrie du Nord. Enfin la collusion Poutine-Erdogan est évidente en ce qui concerne l’Ukraine. Toujours dans le domaine des conflits armés et de la diplomatie la Turquie d’Erdogan a renforcé les menaces et les attaques contre les Kurdes, qui ont pourtant joué un rôle majeur pour neutraliser les Irakiens (ils avaient remporté Mossoul et sa région). Certes il y a des Kurdes favorables à Daech, mais peu nombreux, et Erdogan accuse le Kurdistan d’abriter trop de mauvais musulmans.
Car le deuxième changement décisif de la politique Erdogan a été de vouloir réinstaller Istanbul à la tête d’un nouvel empire musulman. En fait la nuance est faible entre un empire musulman et un empire ottoman : c’est bien d’un empire sous pouvoir turc qu’Erdogan veut doter le Moyen orient et surtout l’Afrique. A partir de la Lybie, la pénétration turque dans le Sahel (peut-être aussi en collaboration avec la Russie) s’étend sans cesse en Afrique Occidentale et Equatoriale. La religion musulmane accompagne cette progression, et il va être de plus en plus difficile de distinguer ce qui relève de l’impérialisme ottoman et ce qui est une guerre sainte.
La Turquie d’Erdogan nous ramène donc au 19ème siècle, époque à laquelle l’empire ottoman a été désintégré par les puissances européennes qui ont soutenu les guerres d’indépendance de tous les pays soumis à la Divine Porte depuis le Moyen Age. Le traité de Sèvres (1920) devait marquer la disparition de l’empire ottoman, le voici en voie de reconstitution. Il n’est guère douteux que les Européens ont commis une erreur majeure avec le traité de Nice en refusant l’entrée de la Turquie dans l’Union, alors qu’à l’époque une véritable révolution économique, commerciale et financière se produisait en Turquie, et notamment à Istanbul. En 2.005 l’enterrement du dirigeant du patronat turc a été accompagné de 5.000 personnes, à Istanbul, aucune femme n’était voilée, et le tourisme attirait le monde entier. Les camions turcs véhiculaient des tonnes de produits dans toute l’Europe. Mais les « européistes » craignaient que la Turquie prenne le pouvoir en Europe, car ils ont toujours considéré la construction européenne comme une source de pouvoir, et non pas comme un espace de libre-échange. L’émergence de l’islamisme radical et la rupture avec l’Europe ont permis à Erdogan de prendre et garder le pouvoir. Il est douteux que les prochaines élections présidentielles échappent au dictateur actuel. Rudes perspectives pour les peuples concernés, mais aussi pour l’ensemble des pays occidentaux.