Depuis hier lundi l’Assemblée Nationale va examiner la proposition de loi sur « le partage de la valeur ». La Nouvelle Lettre a longuement étudié le principe même de ce partage lorsque lesdits « partenaires sociaux » s’étaient entendus en février dernier[1]. En principe la loi devrait simplement reprendre les termes de cet accord. Mais il pourrait y avoir des dérapages : d’une part certains syndicats (CPME) ont déjà protesté parce que la date de la mise en œuvre de la participation obligatoire, prévue pour 2025 se trouve raccourcie à 2024, d’autre part le débat sur les « profits exceptionnels » pourrait se rouvrir, et il est politiquement bien plus chaud.
Mais qu’importe, je voudrais rappeler simplement quelques points précisément « fondamentaux ».
La troisième voie et la lutte des classes
C’est à de Gaulle qu’on attribue la paternité de l’intéressement obligatoire. Voilà un bon point : qui pourrait douter d’une initiative de ce grand homme ? En réalité il s’agit d’un choix idéologique pur, il a été très bien rappelé par Luc Ferry (qui s’est naguère déclaré en faveur du libéralisme »)[2] : c’est le choix de la troisième voie. Entre capitalisme et communisme la France montre le chemin intermédiaire. Or, la troisième voie est une impasse, on ne peut mélanger deux systèmes dont les principes sont opposés : le marché est une démocratie économique directe, il y a le « plébiscite quotidien » des clients sur les services que leur proposent des entreprises libres et concurrentes. La planification est une démocratie indirecte : les citoyens votent pour des dirigeants politiques qui font les choix de production et de consommation pour le peuple entier.
On n’a jamais vu la réussite d’un « tiers système » bricolé par les autorités nationales.L’histoire a montré que la planification, « ardente obligation » pour De Gaulle, ne débouchait que sur incohérences, gaspillages, et échecs complets, de sorte qu’aucun des 14 plans qui se sont succédés en France n’est allé à son terme, mais les plans ont laissé des dettes et des erreurs assez lourdes. Heureusement le marché a pu s’organiser en dépit des obstacles que les pouvoirs publics ont multipliés sous formes de réglementations, de fiscalité, de prélèvements sociaux.
La diplomatie gaullienne voulait se situer à la fois contre Washington (beaucoup) et contre Moscou (un peu moins), je ne crois pas qu’elle ait renforcé l’image de notre pays, mais assurément l’économie gaullienne n’a jamais réussi.
Elle reposait sur une erreur elle aussi fondamentale : la lutte des classes. Les communistes ont choisi la révolution prolétarienne et l’écrasement des impérialistes et capitalistes (le travail se libèrera du capital). Le gaullisme a choisi d’associer travail et capital pour apaiser la lutte des classes.
L’ignorance de l’entreprise et du profit
Toujours dans l’orthodoxie marxiste (et ricardienne) la valeur d’un produit ne peut être que la somme de la valeur apportée par les travailleurs (salaires) et par les capitalistes (profits). De la même façon que les propriétaires de la terre percevaient une rente injuste au sens de Ricardo, les propriétaires du capital perçoivent une rente tout aussi injuste (au sens de Marx). La rente c’est le profit, c’est un revenu parasitaire.
Mais il se trouve que dans une économie de marché la valeur est celle que les clients sont décidés à payer. La valeur marchande d’un produit n’est pas celle des coûts engagés pour le produire, elle ne correspond jamais à la somme de la masse salariale et des coûts financiers de la production. Une fois rémunérés les facteurs de production travail et capital, demeure une marge qui correspond à la rémunération d’un « facteur résiduel » : la rémunération de l’entreprise, on dit encore de l’art d’entreprendre (entrepreneurship). S’agit-il d’une rente ? Certainement pas : le profit rémunère la mission de l’entreprise qui est de servir la communauté.
Israël Kirzner a très bien expliqué ce qu’est la fonction d’entreprendre. Il rejette la grossière erreur de la théorie économique et gestionnaire courante suivant laquelle le profit aurait pour origine le risque pris par l’entrepreneur, devenu une sorte de joueur, de sorte que le marché serait une sorte de casino où l’entrepreneur risquerait son capital et serait un innovateur audacieux « the uncommon man ». En réalité, ce n’est pas l’apport d’un capital qui crée une entreprise ou qui mesure son efficacité, puisque des millions d’entreprises se sont créées à partir de capitaux apportés par des personnes qui n’appartiennent pas à l’entreprise : ces personnes perçoivent un intérêt, qui n’est pas le profit de l’entreprise. Jean Baptiste Say avait bien séparé l’intérêt du profit, alors que Ricardo a égaré les économistes pendant deux siècles en associant profit et capital. L’intérêt concerne le prêteur, le banquier, l’obligataire, mais pas l’entrepreneur individuel ou l’actionnaire de la société (qui perçoit un dividende). L’entrepreneur n’est pas un capitaliste, c’est un marchand. L’art d’entreprendre consiste à observer en permanence le fonctionnement des marchés et de déceler les déséquilibres existants : on pourrait mieux satisfaire les besoins : les quantités et les qualités pourraient être différentes.La concurrence permet de rendre apparents les progrès à réaliser : c’est un processus de découverte. Ainsi le mérite de l’entrepreneur est-il d’être en éveil permanent (« Alertness »), de saisir une information qui n’est pas encore décelée par d’autres, et d’en faire son profit. L’entrepreneur est un businessman. A côté du facteur travail et du facteur capital il y a donc un « facteur résiduel », et il est statistiquement prouvé que c’est ce facteur qui fait la plus grande valeur du bien ou du service produit. Il faut donc être ignorant et du profit et de l’entreprise pour vouloir « partager la valeur » entre travail et capital.
Le système de marché est-il immoral ? Tout au contraire : c’est la meilleure façon de motiver et de mobiliser la créativité humaine. La créativité n’est pas réservée à des élites ou des savants, n’importe qui peut être entrepreneur, si la liberté d’entreprendre est respectée, et si le profit est reconnu comme la juste rémunération du service rendu. Bien entendu il faut que la concurrence soit ouverte, sinon le profit deviendrait en effet une rente.
Profits illégitimes profits exceptionnels
La théorie de l’art d’entreprendre est en effet déjouée quand le marché n’est plus concurrentiel. C’est malheureusement le cas lorsque se constituent des monopoles, ou des ententes, quand des entreprises bénéficient de privilèges (normes) et de subventions (ou niches fiscales). Ces atteintes à la concurrence vident le marché de toute signification, les jeux sont faits sans le vote des clients. Une telle situation ne peut se produire et se perpétuer que par l’intervention de l’Etat. Que vient faire l’Etat dans cette affaire ? De bonne foi il peut se substituer aux clients pour savoir ce qui est bon pour tous : il se réfère à l’intérêt général, au « bien commun », à la souveraineté nationale. On revient alors aux errements de l’économie planifiée, dirigée. Mais la bonne foi n’est pas toujours là : l’intérêt général – inexistant en économie – est l’intérêt électoral (démagogique et discriminant par nature) ou l’intérêt financier issu des pressions des lobbyistes.
Les libéraux désignent cette situation comme celle d’un « capitalisme de connivence »(cronycapitalism) alliance des milieux d’affaires et de la classe politique. Ce capitalisme de connivence donne à la mondialisation une teinte immorale et explique les profits illégitimes qui heurtent à juste titre les gens, mais à qui des propagandistes font croire que la mondialisation (c’est-à-dire la suppression des frontières économiques) est une mauvaise chose alors que c’est le libre échange qui est la source de toute prospérité et de toute richesse des nations.
En revanche, des profits exceptionnels peuvent exister sur un marché concurrentiel, ils marquent la récompense pour une innovation réelle et bienvenue dans un contexte particulier. Mais par définition la concurrence va faire disparaître ce qui était précisément exceptionnel et va mettre le progrès (c’est-à-dire le meilleur service de la communauté) à la portée de toutes clientèles.
Quant à la lutte des classes, laissons-là aux propagandistes ou aux ignorants. L’art d’entreprendre passe aussi par le dialogue et le contrat individuel au sein de l’organisation. L’Etat n’a rien à faire dans l’économie et dans l’entreprise, qu’il s’occupe de ses affaires pour lesquelles nous sommes prêts à payer des impôts : assurer la liberté et la propriété des citoyens.
[1] Cf/ Notre article dans la catégorie « Fondamentaux » du 1er mars 2023 Les partenaires sociaux partagent la valeur Avec Macron et Borne ils partagent aussi leur ignorance et leur suffisance.
[2] Cf/Il avait signé une pétition en faveur du libéralisme lancée par Sophie de Menthon quelques heures après l’appel des libéraux publié entre les deux tours de la présidentielle (avril 2022).