L’interview de Nicolas Sarkozy dans le JDD dimanche dernier a fait grand bruit : il a invité les Républicains LR à rejoindre Emmanuel Macron, sinon le parti courrait à sa disparition. Il a affirmé son opposition à la candidature de Bruno Retailleau, qui se situerait dans la ligne de Chirac. Mais une autre phrase de cette interview aurait pu retenir l’attention, lorsque Nicolas Sarkozy a laissé entendre qu’Emmanuel Macron serait le seul qui puisse mettre fin au gaullisme. Cette démarche est assez surprenante pour diverses raisons.
La première est que le gaullisme n’a jamais été aussi présent dans les discours, voire les pensées, de la classe politique : d’un côté Zemmour n’a cessé de se réclamer du Général, Marine Le Pen était à Bayeux pour la commémoration de l’anniversaire du décès de l’ami de son père, de l’autre Mélenchon rend souvent hommage au grand homme (sans doute le seul de son niveau à la belle époque) : « tous Charlie » a écrit Eric Brunet[1].
La deuxième est que Sarkozy avait jusqu’à présent soutenu la candidature d’Eric Ciotti à la présidence du parti LR (le 3 décembre prochain en principe), alors que son interview semble bien anticiper une dilution de LR dans la masse macronienne. Il est vrai que soutenir Ciotti était assez incohérent puisque le député des Alpes Maritimes a condamné la trahison des Muselier, Falco, Estrosi. Il était temps que Nicolas Sarkozy, dont la rigueur intellectuelle est bien connue, retire son soutien à un ennemi de la Macronie.
La troisième, et la plus surprenante à mon point de vue, c’est que Nicolas Sarkozy, si je comprends bien, estime qu’Emmanuel Macron serait un excellent successeur du Général de Gaulle. J’ai en effet du mal à comprendre car il y a deux façons d’entendre « successeur » : Macron incarnerait un gaullisme rénové et il serait donc inutile désormais de se référer au général puisque notre président actuel serait un brillant substitut de l’homme du 18 juin (première lecture) Macron aurait une personnalité qui correspondrait mieux aux attentes actuelles des Français et l’on pourrait fermer la parenthèse gaulliste (deuxième lecture).
En réalité cette approche n’a pas de sens car, de mon point de vue et compte tenu de l’histoire il n’y a aucune différence entre De Gaulle et Macron. Seuls quelques détails diffèrent.
Mais je me dois d’abord de rappeler ce qu’a été le gaullisme, dans ses trois dimensions : politique, économique, diplomatique.
Ce qu’a été et ce qu’est le gaullisme
La dimension politique du gaullisme est le despotisme, le pouvoir absolu de l’homme providentiel. Cela se traduit naturellement dans la Constitution de la 5ème République, qui donne au Président la tête de l’Etat, contrôlant et le législatif et le judiciaire. De Gaulle se disait démocrate mais avait horreur des partis, y compris des formations gaullistes qui se sont succédées depuis 1944. Il avait également horreur de la doctrine ; le pragmatisme doit se libérer du dogmatisme « La doctrine du gaullisme est de ne pas en avoir » (Michel Debré).
Mais cette vue de l’Etat est dans la grande tradition française : jacobinisme, dirigisme et nationalisme. De Gaulle a toujours voulu organiser les pouvoirs locaux : c’est « l’aménagement du territoire » depuis Paris. De Gaulle a entendu tout régenter, non seulement dans les domaines réservés au Président (les relations internationales, l’armée), mais aussi dans les domaines considérés comme subalternes comme l’économique, le social et le culturel. Enfin De Gaulle voulait « la France seule » (son héritage maurassien), il refusait une Europe politique et armée, la nation française c’était avant tout l’Etat français.
La dimension économique du gaullisme, c’est la troisième voie : le marché peut-être, la planification sûrement. De Gaulle n’avait aucune sympathie pour la finance[2] « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille ». Mais par contraste il a toujours considéré le plan comme « une ardente obligation », il a créé le Commissariat au Plan qui a conçu quatorze versions successives, dont aucune n’a été à son terme – naturellement. De multiples activités ont été entravées par la planification : la construction, l’énergie, les transports, la santé, l’éducation nationale. Le poids de la réglementation économique a engendré bureaucratie et corruption. La troisième voie prétend encore éliminer la lutte des classes implicite dans le capitalisme (donc sa référence idéologique est le marxisme) notamment à partir de la participation obligatoire. La Sécurité Sociale et le droit du travail ont été créés en 1944 sous le gouvernement du général, elle est inspirée par les textes du Conseil National de la Résistance (CNR) dominé par les communistes. Les nationalisations industrielles et bancaires ont subsisté jusqu’en 1986[3]
La dimension diplomatique du gaullisme, c’est encore la troisième voie. Ni les Etats Unis et le capitalisme, ni l’URSS et le communisme. De Gaulle a toujours nourri une profonde aversion pour les Etats Unis, il n’a jamais supporté d’avoir été exclu des accords de Yalta, ni de la préparation des débarquements américains en Algérie (1942) et en Normandie (1944). Ses hommes de main ont supprimé l’amiral Darlan, qui menait une négociation entre Vichy et les Américains.
Par contraste De Gaulle a entretenu des liens étroits avec le Kremlin, il a été le premier à visiter Staline en décembre 1945. A partir des années 1950 il est partisan de la décolonisation pour faire de la France le leader de la troisième voie dont les principes ont été définis par les « non alignés » à la conférence de Bandoeng. C’est la raison pour laquelle il transforme la révolution du 13 mai 1958 en occasion d’en finir avec l’Empire français (Brazzaville septembre 1958) et amorcer le processus d’indépendance de l’Algérie, couronné par les accords d’Evian en 1961. « La France seule » bloquera les chances du marché commun et d’une Europe ouverte par le traité de Rome.
Quelles différences avec le Macronisme ?
Le despotisme est évident dans le comportement élyséen : tout vient du Président, il s’occupe de tout, de nos intérêts mondiaux, de nos vies quotidiennes, y compris notre vie privée. Ici Emmanuel Macron a fait davantage que Charles De Gaulle en mettant en place les réformes « sociétales » qui détruisent la famille et le respect de la vie.
Le président actuel nourrit le même mépris pour les partis politiques. Il s’amuse à mêler gauche et droite et ne cesse de prêcher le rassemblement du peuple autour de sa modeste personne. Evidemment il bénéficie des dispositions de la Constitution de la Vème Républicaine. Le mépris du Parlement est aussi visible en 2022 qu’en 1958 ou 1968. Il est même plus accentué avec la référence à la démocratie délibérative et sa mise en œuvre avec les Conventions Citoyennes. Le despotisme n’exclut pas le mensonge : les promesses du candidat Macron en 2017 n’ont jamais été réalisées. Certes la duplicité de notre Président n’a jamais égalé celle de De Gaulle, qui n’a pas non plus lésiné sur les moyens et savait assurer « l’ordre public » : il a enfermé quelque 10.000 prisonniers en 1962 et a volontairement laissé tuer 250.000 harkis.[4]
Il y a aussi une grande continuité dans le jacobinisme gaulliste : Emmanuel Macron n’a eu aucune pitié pour les « territoires ». Il a voulu réorganiser les régions, de façon tout à fait arbitraire et bureaucratique. Il a privé les communes de la taxe d’habitation, les obligeant à réduire leurs initiatives et/ou à accroître impôts et taxes locales (les impôts fonciers ont la cote). La lutte menée par Paris contre les personnalités locales s’est traduite par la victoire des écologistes extrêmes dans cinq des plus grandes villes françaises, dont Lyon[5].
La politique économique est demeurée socialiste avec les quinquennats Macron. La fiscalité est devenue de plus en plus progressive et redistributrice et les services publics de plus en plus ruineux. Avec Emmanuel Macron, expert en finances (mais pas publiques) l’Etat Providence et ce qu’il en coûte aux contribuables ont battu des records. Le Covid, puis la guerre en Ukraine, ont conduit au « quoi qu’il en coûte ». Le chômage, et en particulier le chômage des jeunes, n’a jamais diminué depuis des lustres, en dépit des manipulations statistiques. Enfin l’inflation a été considérée comme un facteur de croissance jusqu’à ces tout derniers mois.
Néanmoins voici un domaine où Macron a su innover, en véritable révolutionnaire : à la troisième voie gaulliste correspond l’attaque contre le système de marché, très présent dans les discours et les initiatives de Macron. Les superprofits, les dividendes des actionnaires, les salaires trop bas, le SMIC organisé au niveau européen, une meilleure division de la valeur ajoutée entre revenus du travail et du capital : voilà le langage officiel. La planification est désormais considérée comme impérative dans le domaine écologique, tenu pour absolument prioritaire. Macron met en place une économie de guerre, avec blocage des prix, des marges, rationnements et aides ventilées en fonction de la position sociale ou de la taille ou de la sorte d’activité productive. Le produire français s’est doublé d’un consommer français, puis maintenant d’un consommer de façon responsable. L’ère de l’abondance est terminée…
Cette incurie et cette inconscience ont aussi pris une dimension européenne. La France et l’Allemagne, naguère unies par le ménage Sarkozy-Merkel, se divisent maintenant sur la répartition des milliards à apporter, sur la gestion de l’euro, sur le paiement des aides à l’Ukraine, sur les politiques énergétiques, etc. ici, à la différence de De Gaulle, Emmanuel Macron a une préférence pour une Europe centralisée, mais évidemment francisée. C’est une variante de « la France seule » : nous cherchons maintenant « la France modèle et guide », l’Europe à l’heure de Bruxelles et Paris.
La dimension diplomatique est dans la continuité gaulliste. D’abord, Emmanuel Macron a fidèlement suivi De Gaulle qui a donné leur indépendance aux anciens pays de l’Empire Français. Il est même allé beaucoup plus loin en demandant à ces pays, et notamment à l’Algérie, d’excuser les crimes de guerre commis par la France pendant la colonisation. Ensuite, l’Alliance atlantique n’a jamais tenté notre Président actuel, il avait même annoncé la mort de l’OTAN. Il pousse l’Union Européenne à résister à la concurrence « déloyale » des Etats Unis. Enfin, comme De Gaulle jadis, il a beaucoup de sympathie pour le Kremlin, au point que les Ukrainiens se sont souvent demandé si l’Etat français les soutenait réellement. En ce moment, Emmanuel Macron se voit bien comme le maître des négociations à venir – comme si ces négociations allaient se nouer prochainement[6].
Conclusion : avec Macron, voit-on la fin du gaullisme ? Mon jugement est clair : non seulement le gaullisme, défini par ses principes et ses actions, n’est pas mort, mais il est plus présent que jamais. A la limite Georges Pompidou était moins gaulliste que Macron.
Dans ces conditions, les déclarations de Sarkozy se ramènent à une simple invitation aux Français qui ne l’ont pas encore fait de rejoindre Macron. Je ne sais pas si cette invitation sera appréciée par les responsables du parti LR, mais elle n’est guère du goût de la très grande partie des électeurs français qui n’ont pas voulu voter pour un second quinquennat Macron, soit en s’abstenant, soit en élisant une Assemblée Nationale sans majorité présidentielle –même en dépit d’un système électoral peu représentatif du vote des citoyens français.
[1] Eric BRUNET L’obsession gaulliste (Albin Michel,éd.2016)
[2] Certes il a délégué par hasard à Jacques Rueff et Louis Armand le soin de réévaluer le Franc (pour se mieux affranchir du dollar) et de remettre un peu d’ordre dans la réglementation des activités productives surdéveloppée depuis des décennies.
[3] Dénationalisations en 1986 par Edouard Balladur, ministre des finances du gouvernement Chirac (mais avec une présence de l’Etat dans les entreprises « privatisées »). Cette dénationalisation sera annulée après la victoire de Mitterrand en 1988. On la reprendra en 1993.
[4] On peut lire à ce sujet le dernier ouvrage de Henri Christian Giraud : Algérie : le piège gaulliste (Perrin, éd. 2022)
[5] Le projet du « Marseille en grand » démontre la sollicitude de l’Etat qui vient apporter des milliards pour réorganiser la Cité Phocéenne et devenir une ville pilote en matière d’éducation, de culture et d’immigration[5].
[6] Visiblement il est allé chercher à Rome, auprès du pape François, un encouragement pour des négociations, par crainte de voir Zelenski jouer les « va t’en guerre ». Il allait peut-être aussi s’assurer que la Première Ministre Giorgia Meloni, n’allait pas transgresser les « droits de l’homme », conformément à l’avertissement de Madame Elizabeth Borne (visant en particulier le « droit à l’avortement »).