Ce 17 octobre marque le quarantième anniversaire de la mort du philosophe, plusieurs rencontres et manifestations sont prévues dans l’immédiat ou prochainement. Edouard Philippe, ancien premier ministre et Président du parti Horizons rend hommage à cette « figure du libéralisme » et lui consacrera un colloque le 16 décembre prochain.
Cette annonce m’est sympathique, au moins pour deux raisons ; d‘une part le libéralisme semble devenir un argument électoral apprécié dans le débat politique, d’autre part j’ai une grande admiration personnelle pour Raymond Aron.
Libéralisme contre totalitarisme
Etudiant en droit et Science Politique en 1955 j’ai lu « L’opium des intellectuels ». Cet ouvrage m’a ouvert l’esprit, parce que j’avais été formaté par mes enseignants de l’époque : un jeune homme bien instruit doit être plutôt de gauche. Or Raymond Aron écrivait d’abord pour critiquer les intellectuels français sur les méfaits et les crimes du communisme. Il dénonçait d’abord leur ignorance généralisée : « ils sont séparés des réalités économiques et sociales ». Il critiquait ensuite leur penchant pour l’idéologie, notamment pour « le sens de l’histoire », et pour les abstractions « Cherchant à expliquer l’attitude des intellectuels, impitoyables aux défaillances des démocraties, indulgents aux plus grands crimes, pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines, je rencontrai d’abord les mots sacrés : gauche, Révolution, prolétariat » La bonne doctrine de la lutte des classes avait conduit le communisme à l’échec, à la misère, à la dictature et aux camps de concentration. Ici Raymond Aron fait un aveu : il s’en était voulu d’avoir dans les années 1930 condamné Hitler et les nazis mais d’avoir gardé un certain attrait pour le communisme, parce que son passage à Normale Sup et son amitié pour Sartre et Merleau-Ponty l’avaient empêché de comprendre les dérives et les exactions du Kremlin. Il a été d’ailleurs convaincu par les premiers écrits de Boris Souvarine, fondateur du Parti Communiste Français[1].
De ce point de vue, ce que dit Edouard Philippe de Raymond Aron est révélateur : « Je garde un souvenir lumineux du premier livre que j’ai lu de lui, une fois devenu étudiant : Les Étapes de la pensée sociologique, un de ces livres dont la lecture donne le sentiment de devenir plus intelligent. Les coups de foudre intellectuels ne sont pas si fréquents, mais Aron, sans aucun doute, sait susciter des passions durables. Plus tard, j’ai découvert qu’il avait été professeur de philosophie au Havre, au Lycée François-Ier (où il succédait à Sartre…) » L’actuel maire du Havre et chef d’Horizons voit dans Raymond Aron celui qui a ouvert les yeux de la jeunesse et des intellectuels sur le communisme. Hayek, à cette époque, avait déjà écrit La Route de la Servitude : nazisme et communisme puisent à la même source marxiste.
Si l’on doit définir le libéralisme comme l’ennemi du totalitarisme, cela ne fait aucun doute : Aron était libéral. D’ailleurs dans ces années-là, réciproquement, tout anti-communiste tant soit peu militant était considéré comme libéral. C’est ainsi qu’Alain Bergeron (fondateur de Force Ouvrière), Adrien Ventejol (président du Conseil Economique et Social) socialistes orthodoxes, ont participé à plusieurs des Semaines de la Pensée Libérale organisées par l’ALEPS[2].
Libéralisme et sociologie
Aujourd’hui les choses ne sont pas aussi nettes, parce que le marxisme s’est dilué dans de multiples mouvements de pensée, comme les théories du genre, l’écologie radicale, le racisme, le woke, voire même l’islamisme radical. Les ennemis de la liberté prennent des visages et des arguments très variables, mais qui se ramènent toujours à la même idée : la lutte des classes, l’exploiteur et l’opprimé, le fort contre le faible, le Nord contre le Sud.
Dans ces conditions l’approche de Raymond Aron est-elle suffisante pour sauver le libéralisme ? Je ne le pense pas, car elle est l’approche de la sociologie.
La sociologie c’est un peu l’homéopathie : soigner le mal par le mal. Le mal c’est la nature même de cette approche : regrouper les êtres humains en catégorie sociales, et observer l’évolution de chaque groupe. C’est Claude Lévy Strauss qui a donné à la sociologie ses lettres de noblesse, et rares sont les sociologues qui ont fait la moindre place aux comportements individues ; Raymond Boudon l’a tenté pourtant avec courage.
Les économistes ont suivi le mouvement : Jean Marchal et Jacques Lecaillon introduisent le concept de « catégories socio-professionnelles » CSP) et elles vont faire leur apparition dans la comptabilité Nationale Française. Mais une autre évolution sera encore plus prospère et connue : la macro-économie. Introduite par Keynes et les socialistes (peut-être aussi par les Physiocrates) elle ramène la vie économique à un circuit entre grandeurs globales, Keynes arrive même à quatre variables CSMX. Mais Milton Friedman et les économistes de la première école de Chicago font de même : MVPT par exemple. L’apparition de l’économétrie maintiendra longtemps cette tendance.
Il faut revenir au vrai et seul libéralisme, celui de l’école autrichienne, avec en particulier Mises et Hayek pour donner toute leur place aux comportements individuels et aux choix personnels. Ainsi se corrige l’erreur qui substitue le groupe à l’individu, le collectif au personnel. Je peux évidemment parler ici d’approche « holiste » : on regarde l’horloge sans s’occuper du mouvement interne. Les derniers développements de la science économique mettent clairement en lumière le poids de la psychologie, le caractère subjectif du temps et de l’information. En même temps apparaît le rôle des institutions : les règles du jeu social peuvent influencer le comportement de très nombreuses personnes, elles orientent tantôt vers la pression politique, tantôt – et c’est mieux – vers le contrat et l’harmonie.
Voilà pourquoi j’estime que la liberté ne peut-être le sous-produit de la sociologie, qui caricature mes êtres humains en les regroupant dans des statistiques. Karl popper avait déjà dénoncé l’impossibilité méthodologique des approches holistes.
Déviances du libéralisme
A trop vouloir s’occuper du tout, on verse facilement dans la politique. Cela est vrai en particulier en France où depuis des siècles tout est politique, tout est jacobin, tout est réglementé : société bloquée dit Feldman[3].
Raymond Aron et ses disciples vont se tenir très près des gouvernants pendant plusieurs années, sans doute jusqu’à la vague Thatcher Reagan qui relancera la pensée autrichienne en France. Leur conquête majeure sera Raymond Barre, que j’ai accompagné au départ quand il a décidé de mettre fin à l’inflation et que plusieurs libéraux ont encouragé à se présenter contre Giscard et Chirac en 1988. Mais Raymond Barre, revenant de Bruxelles était plutôt un « social-démocrate de droite », mais par exemple n’aimait pas le monde des entrepreneurs.
Il y a eu aussi le rôle important joué par Jean Marcel Jeanneney (entre 1959 et 1961). Plusieurs aroniens vont hanter les cabinets ministériels, leurs obligations universitaires passent en général au second plan. Une exception doit être faite pour Jean Claude Casanova, qui a présidé l’Académie des Sciences Morales et Politiques et a créé la revue « Commentaires », d’une belle qualité intellectuelle mais qui ne respire pas particulièrement le libéralisme hayekien. Détail significatif : lorsque l’ALEPS a organisé en 1978 un immense Congrès à l’Assemblée Nationale j’avais demandé à Raymond Aron de présenter Hayek et de donner une conclusion. Il l’a fait très approximativement, et j’ai cherché un difficile compromis.
Je crains fort que le libéralisme soit aujourd’hui caricaturé par la classe politique. Le passage d’Edouard Philippe à Matignon ne m’a pas impressionné. Mais, comme je l’ai déjà dit, il est révélateur que le libéralisme sorte enfin du chapeau politicien.
[1] Boris Souvarine passé d’URSS en France n’a pas été long à avoir les informations nécessaires pour faire oublier la propagande soviétique. Dans les années 1965 je l’ai rencontré très souvent dans les bureaux de l’’AELPS alors au Boulevard Saint Germain. Il luttait avec efficacité contre le PCF, puisque lui pouvait témoigner grace au réseau qu’il avait gardé en URSS.
[2] J’ai eu moi-même l’occasion de travailler avec eux pour détruire la CGT dans plusieurs entreprises françaises
[3] Jean Philippe Feldman Une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel Macron