C’est pourtant la question que tout le monde se pose : les associations de consommateurs qui soupçonnent les producteurs mais aussi les grandes surfaces de s’enrichir en période de crise ; les producteurs, intermédiaires et distributeurs qui ne cessent de se réunir au moins mensuellement pour ajuster le taux, la classe politique qui se partage entre ceux qui pensent que le pouvoir fait tout pour sauvegarder le pouvoir d’achat (par exemple en contrôlant les prix des produits de première nécessité), et ceux qui se révoltent contre les politiques financières et budgétaires qui créent et amplifient l’inflation qui ruine le pouvoir d’achat.
A mon sens la question n’a ni queue ni tête, parce que la formation des prix, et les « marges » qui en découlent, obéissent à une logique que tout le monde semble ignorer, du moins dans notre pays.
Qu’apprend-on à l’école (quand on apprend quelque chose) et quel est le bon sens populaire ? C’est l’équation
Recettes moins coûts = bénéfices
que l’on peut décliner sous diverses formes : Coûts + bénéfices = prix de vente (ou l’inverse)
Valeur intrinsèque et valeur marchande
Pour moi, et pour de nombreux économistes, ces formules sont celles du 17ème et 18ème siècles, lorsque la théorie de la valeur était balbutiante. C’est peut-être la faute à Adam Smith, c’est sûrement celle de Ricardo : la valeur d’un produit n’est pas marchande, elle est intrinsèque. L’exemple de la valeur-travail, qui hante encore les esprits deux siècles plus tard, est simple : un produit a une valeur double de celle d’un autre s’il a fallu 10 heures de travail pour l’un contre 5 heures pour l’autre. De plus la frontière n’est pas dessinée entre la valeur et le prix : le prix n’est que l’expression monétaire de la valeur, la stabilité de l’étalon monétaire est assurée. C’est dire que l’on n’a même pas compris les leçons des dérapages financiers et monétaires du 17ème siècle et des inflations qui se sont succédées. Plus tranquilles, les physiocrates français s’en remettaient à la seule valeur fondamentale d’après eux : la terre, et ici il ne s’agit ni de prix ni de coût : la propriété foncière rapporte une rente, c’est-à-dire un revenu sans travail dont l’origine est le droit de propriété foncière. Ricardo en est bien persuadé et il prépare la légère amodiation qu’apportera Marx : ce n’est pas la propriété foncière qui enrichit sans cause, c’est la propriété du capital industriel. C’est donc la propriété qui est le vice du système capitaliste.
J’ai fait ce court rappel historique pour indiquer que tous les économistes n’ont pas été aussi aveugles. Après Turgot ; c’est surtout Jean baptiste Say qui va enfin comprendre ce qu’il faut pour produire : il faut du travail certes, il faut du capital (investissement), mais il faut aussi un « entre-preneur » dont la mission est de se situer entre les besoins des consommateurs et les moyens de satisfaire leurs besoins. Il fait faire un double progrès à la science économique,d’abord en reprenant Smith et Turgot sur la théorie de l’échange, l’économie reposant sur la diversité des individus et la personnalisation des choix, ensuite en mettant en lumière le personnage de l’entrepreneur, qu’il connait d’autant mieux qu’il appartient à une famille d’entrepreneurs. Dès lors il mérite d’être rémunéré pour le service qu’il rend, et cette rémunération s’appelle le profit.A son époque on estimait que les profits étaient minces et que peu de personnes créaient des entreprises, du moins en France (et il part en Angleterre, fâché avec Napoléon qui n’aime pas le libre-échange). Donc, dans la valeur finale du bien ou du service il y aura addition des salaires, des intérêts, des profits. Les profits ne sont prélevés ni sur les salariés ni sur les financiers qui avancent les capitaux, ils sont une rémunération indispensable de l’art d’entreprendre.
Néo-classiques et Autrichiens
La science économique va continuer à progresser dans cette direction. D’une part, à la fin du 19ème siècle Carl Menger économiste autrichien, va réagir contre les excès et les erreurs de ce qu’on appelle les « néo-classiques » (Alfred Marshall) qui veulent résumer la conduite individuelle à un pur calcul rationnel : homo oeconomicus, il n’y aurait qu’une façon et une seule de fixer les prix, qui eux-mêmes dépendent des quantités offertes et demandées. La loi de l’offre et de la demande semble avoir tout réglé. On introduit quelques amendements pour rendre compte que le calcul rationnel ne peut exister que dans un climat de concurrence pure et parfaite, mais on va dans les années 1920 placer l’homo oeconomicusface à des marchés de concurrence imparfaite, d’oligopoles, etc. jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que toutes ces approximations étaient pures inventions. Par contraste Carl Menger revient à la dimension marchande de l’économie, donc à l’importance des comportements individuels. ‘un de ses premiers disciples Ludwig von Mises, parlera de l’économie comme de« la science du comportement humain », la praxéologie Mais Carl Menger avait repris l’idée de Jean baptiste Say sur le rôle décisif de l’entrepreneur, et il a lié la qualité de l’entrepreneur à deux variables décisives : le temps et l’information, il avait ainsi établi les piliers de la science économique contemporaine.
Le facteur résiduel
Une autre aventure a permis de progresser. Dans les années 1960 plusieurs économistes se sont mis à travailler sur ce que nous appelions les « fonctions de production » ; dans la valeur d’un produit quel est l’apport de différents facteurs de production.
Ces fonctions se sont libérées du vieux théorème V= f (W,K) (la valeur est fonction du travail et du capital) et ils se sont mis à mesurer, en observant sur des milliers de cas, ce qui pouvait augmenter si on ajoutait à W et K quelque chose autre, que l’on va appeler « facteur résiduel ». Dans les manuels d’économie français le facteur résiduel, inexpliqué a priori, est identifié comme « le progrès technique » Dans les années 1960, quand j’étais étudiant, voici importées des Etats Unis les nouvelles fonctions de production avec Solow par exemple, qui nous renseignent mieux sur ce qui se passe au niveau de la valeur :
1° Le facteur a beau être résiduel, il explique la moitié de la valeur ajoutée par le travail et le capital réunis ;
2°La valeur varie lorsqu’on substitue du travail au capital ou l’inverse : on calcule des « élasticités de substitution ;
3° Dans la plupart des cas étudiés, on ne peut caractériser l’origine du facteur résiduel, ou sa mesure est impossible.
Finalement on va en déduire que la valeur que l’acheteur final (en principe le consommateur) est amené à payer dépend d’une multitude de facteurs, et que l’entreprise y est sans doute pour quelque chose puisque, conformément à ce que disait Say, c’est bien lui qui gère les facteurs de production, mais c’est aussi bien lui qui comprend ce que veut sa clientèle. Donc, on peut dire qu’une partie au moins du facteur résiduel représente la rémunération de “l’art d’entreprendre “, et cette rémunération est le profit.Il y a loin de ce profit à cette marge calculée dans les livres d’écoliers.
L’art d’entreprendre dans une économie de libre marché
Mais on en sait un peu plus sur l’art d’entreprendre depuis Carl Menger, et grâce en particulier à Israël Kirzner, dernier membre vivant des disciples de Mises. En insistant sur le temps et l’information, Menger et Mises avaient démontré toute la dimension du travail de l’entrepreneur, parce que le temps et l’information varient avec les individus, et avec les circonstances. Kirzner va décrire ce que sait faire l’entrepreneur. Non, il n’est pas l’homme hors du commun imaginé par Schumpeter (qui finira socialiste), tout le monde peut devenir entrepreneur dès lors qu’il a compris ce que d‘autres n’avaient pas encore perçu : il a une antériorité de perception, parce qu’il sait traduire les signaux du marché : « alertness » il trouve évident ce que d’autres n’ont pas encore perçu. Cela peut être le cas de l’ouvrier dans un atelier qui s’aperçoit qu’il est plus facile de travailler avec un outil qu’avec un autre, d’un côté ou de l’autre, c’est le cas de celui qui sait qu’au bout du marché le cageot de raisin se vend à 25 euros au lieu de 40 ailleurs. La vie économique organisée par le marché concurrentiel, avec libre entrée et libre sortie, est d’une telle richesse qu’elle secrète des innovations, des changements en permanence : c’est un « processus de découverte » dit Kirzner[1].
Bien évidemment nous ne vivons pas dans une économie de marché, parce que les Etats et la politique s’en sont occupés. De la sorte, le profit n’entre plus en scène, et les marges sont fixées avant même que le prix ait été connu.
Voilà donc l’absurdité de la question aux yeux de la science économique : comment connaître une marge, un bénéfice, alors même que le prix n’est pas encore connu, ou n’est pas pris en compte ? Le prix mesure la valeur, la valeur dépend de l’apport des facteurs de production, et de ce que l’entrepreneur en aura fait pour les adapter aux goûts et aux moyens de la clientèle.
C’est bien ce que je disais : il faut ignorer la science économique pour fixer ex ante un taux de marge.
[1] On pourra se reporter au livre de P.GARELLO La concurrence Procvessus de Décvouverte Economics,éd. 2014