Le soixante troisième anniversaire de mon mariage est pour moi non seulement l’occasion de rendre hommage à mon épouse, mais aussi de disserter sur un concept fondamental pour la doctrine libérale : les institutions. Au sein de la Faculté d’Economie Appliquée d’Aix-en-Provence, dans les années 1970, nous avions créé un Diplôme de doctorat (DES) « Analyse Economique des Institutions » : une innovation en France, inspirée par Hayek (Droit Législation et Liberté).
Je prenais déjà à l’époque l’exemple du mariage pour démontrer deux choses :
1° Le mariage est une institution : c’est une information sur le comportement des époux
2° Cette institution n’exerce plus sa mission, pour des raisons majeures
Je me pose aujourd’hui une troisième question : le mariage a-t-il un avenir ? Comment s’opère l’évolution institutionnelle ? Y a-t-il un « darwinisme social » ?
Je vais conclure sur une prédiction raisonnable, mais exigeante : une société humaine ne peut subsister sans une civilisation de l’amour, à nous d’en être dignes.
Une institution est une règle du jeu social
Au cœur de la doctrine libérale est la diversité des êtres humains. La science économique dans sa version autrichienne (la plus élaborée aujourd’hui) est une « praxéologie » nous dit Mises[1], c’est la science des comportements humains. Le socialisme collectiviste règle les problèmes posés par la diversité en imposant un comportement identique à tous les gens. La société est réglée par décret, on gère la diversité en l’interdisant. Evidemment cela n’a aucun sens, puisque précisément les êtres humains ne sont pas des animaux et ne sont pas physiquement programmés. Cela s’appelle la liberté.
Dans une société de liberté, il n’y a pas d’ordre social créé artificiellement par décret d’un pouvoir supérieur qui exercerait une coercition sur les individus, il y a un ordre spontané jailli de la pratique des relations entre êtres humains. Cet ordre est variable dans l’espace, il correspond à des cultures diverses, mais il est aussi variable dans le temps : les cultures peuvent évoluer avec l’expérience du vivre ensemble. Cette opposition entre ordre créé et ordre spontané est évidemment la pièce maîtresse de la théorie hayekienne[2]. Les êtres humains se donnent des règles du jeu social, elles sont suffisamment précises pour que chaque personne puisse anticiper le comportement des personnes à qui il a affaire. La précision n’est pas absolue, la probabilité du comportement n’est pas totale, mais elle est élevée au point qu’elle devienne « normale » au sens statistique du terme, c’est-à-dire dotée de la fréquence la plus élevée. Mais si elle est normale au point de vue statistique c’est parce qu’elle semble normale au point de vue moral : les mœurs sont ainsi faites.
Quelle information le mariage peut-il apporter sur le comportement des personnes ? Les personnes concernées sont évidemment les époux, mais aussi tous les gens en contact avec les époux. Pour les époux, le mariage apporte au moins deux informations : l’indissolubilité et la fidélité.[3] Les époux sont unis pour le meilleur et pour le pire, le mariage ne peut être rompu, même dans le cas de polygamie. Les époux sont fidèles, un comportement en revanche impensable en cas de polygamie. Voilà pourquoi la règle du jeu n’est pas la même suivant les cultures qui admettent ou non la polygamie. D’autres informations sont utiles, mais accessoires : elles concernent le patrimoine des époux, les « conventions matrimoniales » sont pratiquées, elles ont été indissolubles jusqu’à une période récente en France.
Les conventions matrimoniales concernent les comportements des personnes autres que les époux : qui sera responsable du respect des engagements pris par l’un des époux ? Et, pour en revenir aux mœurs, est-il décent ou pas de faire comme si les époux n’étaient pas liés par le serment de fidélité ?
Il va de soi que la culture chrétienne[4] invite à de tels comportements, indissolubilité et fidélité, mais aussi au respect des tiers. Evidemment comme pour toute règle du jeu, il y a des tricheries, mais la règle permet de rendre praticable la vie en commun. N’oublions pas aussi que l’être humain est capable d’empathie[5].
Du mariage pour tous au mariage pour personne
Mais aujourd’hui, même dans les pays de culture chrétienne, plus grand monde se marie. La nuptialité est en baisse constante en France. En l’an 2.000 un Français adulte sur deux était marié, en 2017 ils ne sont plus que 40 %. Il y a 18 millions de célibataires aujourd’hui, deux sur trois sont des femmes. Les familles monoparentales représentent un quart de la totalité. L’âge auquel les femmes se marient est passé de 26 ans et 8 mois en 1994 à 31 ans et 5 mois en 2020. Il est inutile d’insister.
Il est évident que la mission attendue d’une institution n’est plus tenue. Le mariage est désormais soluble, et la permissivité s’est accrue dans la vie des couples. Il est facile d’expliquer cette évolution.
Il y a d’abord le travail des femmes, la vie de la famille s’améliore peut-être du point de vue des revenus mais se dégrade en ce qui concerne le temps passé ensemble au foyer. Il est remarquable que le nombre de séparations et de célibats soit plus élevé dans les villes, et s’accroît avec la population des agglomérations. Il y a ensuite le nombre de mères sans époux. Le « droit à l’enfant » est désormais inscrit dans la norme, peu importe l’absence du père. Les difficultés et les prix du logement, du transport, de la vie scolaire, sont aussi des facteurs d’éclatement familial. Vous pouvez à votre gré penser à d’autres raisons de la déchéance du mariage, il n’en manque pas.
Le législateur a accompagné cette déchéance. Alors que l’adultère était non seulement une cause de divorce mais aussi un délit pénal, il ne demeure depuis la loi du 11 juillet 1975 qu’un dommage civil susceptible de justifier une indemnité compensatoire. Le divorce par consentement mutuel, instauré en 1975 (VGE et Lecanuet), a d’abord exigé l’intervention d’un juge, il peut maintenant depuis le 1er janvier 2017 se réaliser entre avocats ou même par simple déclaration conjointe au notaire, moins de deux mois suffisent.
Comme toujours la classe politique a prétendu « s ’adapter aux mœurs », il est vrai que la déchristianisation de l’Occident n’a pas épargné la France. Les interdits religieux sont désormais ignorés d’une majorité de la population ? Nous voici revenus en 1792[6].
L’évolution institutionnelle
L’évolution de l’institution du mariage ne saurait surprendre Hayek et ses partisans (sauf peut-être Philippe Nemo). Car pour Hayek l’évolution a pour seul moteur le succès que rencontre ladite institution. On a évoqué à ce sujet le « darwinisme social » de Hayek, sans doute à tort. Dans ces conditions, il faudra attendre une nouvelle règle du jeu, peut-être en gestation actuellement, même si on ne la perçoit pas clairement.
Dans mes cours de doctorat j’ai toujours rejeté cette approche hayekienne. Je partage l’idée que l’évolution institutionnelle se fait à travers un processus d’essais et d’erreurs, comme Hayek le dit, mais je crois qu’elle est guidée par une idée au-delà de la raison pure (Kant). Cette idée est celle du droit naturel, dans sa conception thomiste. Ce qui guide l’évolution institutionnelle est la confrontation séculaire entre le droit divin (le plan de Dieu) et le droit positif. Quand les êtres humains posent des lois qui sont dans la ligne du droit divin, il n’y a aucun problème : on est dans le vrai. En revanche tout droit positif contraire à cette ligne conduit à une erreur, et il faut donc rechercher une autre direction. Le droit naturel serait ainsi un échange entre droit positif (maladresse institutionnelle des hommes) et droit divin (inaccessible par la seule raison humaine). La tradition thomiste sera reprise par l’école de Salamanque et Hayek lui-même a affirmé à plusieurs reprises la dette du libéralisme à cette école[7]. Il est facile pour les incroyants de remplacer « plan divin » par « plan humaniste ».
En effet, de mon point de vue, les institutions ne peuvent pas aller contre la nature de l’être humain. Quand elles sont déviantes, le prix est payé, parfois très rapidement et très cher. Il est facile d’estimer ce prix actuellement : femmes seules et enfants sans père, familles recomposées et familles décomposées, précarité des relations, douleur des séparations, etc. Le mariage est un consommable comme les baguettes de pain. Dans ces conditions y a-t-il quelque chance de revenir à l’institution du mariage ?
Retour à la civilisation de l’amour
Oui, il y a une chance puisque le bonheur n’est pas actuellement au rendez-vous. Le jeu institutionnel actuel crée des tensions permanentes, des incertitudes vitales et permanentes : des millions de personnes ne savent plus où elles en sont, ni où elles vont. La pensée unique leur explique que c’en est fini de l’orgueil humain : l’humanité est déchue, parce qu’elle s’est crue en dessus de la nature, en dessus de tout, essentiellement à cause du système économique en place. La conjonction du nihilisme et du post-modernisme conduit au suicide collectif.
Elle est à l’opposé de la nature de l’être humain. Pour être heureux l’être humain a besoin d’amour. Mais l’amour est absent. D’abord parce qu’on confond l’amour eros et l’amour caritas, l’accouplement et la charité, l’amour porté à l’autre. Ensuite parce qu’on a confondu liberté et licence, en oubliant la responsabilité mais aussi la dignité de l’être humain. La liberté n’est pas un objectif, c’est un chemin, elle est faite pour nous rendre plus humains, plus conformes à notre nature spécifique, et non pas pour nous asservir et nous détruire.
Il nous faut réformer pour libérer, c’est-à-dire en finir avec les institutions collectivistes qui privent les personnes de se sentir responsables, serviables, aimables. Il nous faut revenir à l’institution du mariage car elle est source de bonheur. Il nous faut travailler à la civilisation de l’amour. Demain le mariage.
[1] Human Action, traduit par Raoul Audouin « L’action Humaine », PUF coll. Libre échange, éd. Paris 1985.
[2] F.A. Hayek Droit Législation et Liberté, volume 1 Règles et droit trad. Raoul Audouin , PUF coll. Libre échange, éd.Paris 1980. Réédition en 2013 avec une préface de Philippe Nemo, coll. Quadrige
[3] L’article 212 du Code Civil était ainsi rédigé : « Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours et assistance ».
[4] Je ne vise pas la culture judaïque, parce que la répudiation y est possible, même si elle n’est pas « normale »Il est vrai que le mariage chrétien peut être annulé, mais ce n’est pas « normal ».
[5] Concept mis en évidence et en valeur par Adam Smith dans la « Théorie des Sentiments moraux » (1759) L’échange vient de la compréhension des besoins des autres comparés à nos propres besoins.
[6] Le divorce par consentement mutuel a été instauré par les Révolutionnaires en 1792, il ne sera rétabli qu’en 1818.
[7] A l’occasion d’un congrès de la Société du Mont Pèlerin tenu à Madrid, Hayek a fait mystère d’un déplacement en bus qu’il avait organisé pour tous les congressistes le lendemain. Voir évidemment sur ce point les écrits de Christian Atias et de Jesus Huerta de Soto