Comment cette réforme aurait-elle pu réussir ?[1] Tout a sonné faux. L’opposition d’une forte majorité de Français était faite de bric et de broc, chacun voyait le projet à la lumière de son âge, de sa famille, de son métier, de ses revenus, de ses opinions politiques.
Cette réforme a canalisé des informations et des aspirations tout à fait diverses. Je vais entreprendre de recenser ce qui a sonné faux : un faux objectif, de fausses informations allant jusqu’aux mensonges, une fausse idée de la démocratie, une constitution elle-même fallacieuse, enfin et non le moindre le défaut de toute morale et toute dignité.
Je vous donne mon avis, peut-être très personnel, trop libéral et trop conservateur à la fois, mais vous pourrez peut-être trouver à réfléchir sur mon analyse.
La réforme part d’un objectif stupide : sauver la retraite par répartition. Dans son ultime discours à l’Assemblée, Elizabeth Borne a bien précisé que le projet de loi se proposait de « sauver la retraite par répartition ». Les partisans d’une dose de capitalisation, fût-elle légère, voulait aussi « oser » ce qui permettrait de sauver la répartition[2]. Or, la retraite par répartition explose fatalement dans un pays vieillissant comme le nôtre. Ce point a été également admis par les auteurs du projet, c’était même leur base de départ. Apparemment les partisans du projet de loi tiraient sur une ambulance. Mais comment cette dramatique erreur a-t-elle pu être commise ?
Voici une liste longue (mais non exhaustive) de désinformations allant parfois jusqu’aux mensonges qui ont tenu les Français dans l’ignorance et l’erreur :
La retraite par répartition serait une conquête sociale : elle serait un acquit syndical et politique. En réalité c’est le régime de Vichy et un ministre ancien cégétiste communiste qui ont nationalisé et collectivisé des systèmes classiques de capitalisation contractuelle. On cite volontiers le socialiste Jules Guesde comme partisan de la capitalisation en 1910.
La capitalisation aurait les odeurs suspectes du capitalisme, du contrat et de la finance. Mais la répartition est inspirée par le marxisme et le collectivisme dont on connaît les performances humaines et économiques. Rien d’étonnant que la sécurité Sociale et la répartition aient été choisies par le Conseil National de la Résistance dominé par les communistes, et mises en place dès la Libération. C’est le communisme qui est une puanteur (Proudhon dixit).
Des millions de Français croient que les cotisations qu’ils versent dans le système par répartition vont constituer un capital (ou un droit, si l’on préfère) qu’ils retrouveront au moment du départ à la retraite. Rien de tel : leurs cotisations sont utilisées quelques heures plus tard pour payer les pensions des retraités du moment. C’est un pur gaspillage de l’épargne, l’argent n’est pas mis de côté, il est mis en miettes. Des millions de Français ignorent également qu’ils devraient verser des cotisations d’un montant bien moindre (environ la moitié) pour avoir une pension bien plus importante. (150 % de leur dernier salaire après avoir cotisé quinze ans. La capitalisation ne condamne pas à travailler plus longtemps : elle remplace le travail par l’épargne[3].
Un mensonge majeur a consisté à nier l’urgence d’une réforme, à partir des rapports du Centre d’Orientation des Retraites (COR). Mais le COR n’est en rien un centre de comptabilité, de statistique ou de competence financière, c’est un organe de personnes qui représentent n’importent qui et disent n’importent quoi. D’ailleurs lesdits « partenaires sociaux » ne prêtent aucun crédit ni aucune attention au COR. Mais politiciens et journalistes s’en régalent.
Un autre mensonge, également diffusé par le COR, consiste à miser sur la variable démographique pour rétablir l’équilibre de la répartition dans quelques années. Cette hypothèse n’est réaliste que dans deux cas : une immigration immédiate et massive et/ou une natalité en croissance rapide. Mais on sait comment la France a échoué dans sa politique d’immigration et la natalité ne peut porter ses fruits que quelque vingt ans plus tard ; d’ailleurs comment stimuler la natalité avec des familles détruites par les soins de la législation ?
Le grand débat autour de la réforme a porté sur le respect de la démocratie[4]. Mais actuellement s’affrontent quatre conceptions de la démocratie, aussi fausses les unes que les autres.
Il y a la démocratie représentative : grâce à des élections libres les électeurs portent au pouvoir, ou contrôlent le pouvoir, à travers des élus qui les représentent. Mais nous subissons en France une crise de représentativité : des millions d’électeurs ne sont pas représentés ou sont sous-représentés (la loi électorale élimine toute proportionnalité), la moitié des électeurs ne vont pas voter, et les élus ne sont guère exemplaires.
Il y a la démocratie corporative : ceux qui représentent le peuple sont les « partenaires sociaux », syndicats de salariés et patronaux. Les syndicats en quête de représentativité et de popularité ont voulu récupérer le mécontentement général. Il est vrai que Messieurs Martinez et Berger ont occupé les plateaux de télévision et les micros des radios pendant un bon mois. Mais les manifestations et piquets de grèves, qui ont fait la une des médias avec beaucoup d’exagération et de soutien, ont maintenant laissé place aux minorités de gauche les plus radicales, assimilées à des casseurs professionnels dont on dira qu’ils ne font que répondre aux violences policières.
Car Il y a la démocratie dans la rue. Son niveau de légitimité vient du nombre de manifestants, parfois même de la violence des défilés et des slogans. Mais quel est le nombre suffisant pour que les manifestants puissent prétendre représenter le peuple ?[5] Au demeurant, quand on parle de la rue, il faudrait aussi ce qui va avec cette belle démocratie : les gares, les aéroports, les raffineries, les centrales électriques, les écoles, les universités.
Il y a enfin la démocratie délibérative. Le Président Macron en a été l’inventeur et le praticien efficace. Ici, la démocratie consiste à délibérer avec des citoyens tirés au sort, mais souvent triés sur le volet, qui vont constituer des Conventions Citoyennes, réfléchir, et programmer à tous les problèmes structurels de la nation. Voilà peut-être une façon pour le Président de faire oublier son échec, notamment à l’occasion des projets de réformes « sociétales » qu’il va mener à bien pendant la deuxième partie de son quinquennat.
Les doutes sur la démocratie ont pour origine la Constitution de la Vème République. On dit habituellement qu’elle a été conçue pour De Gaulle, et pour lui seul. Elle n’est sûrement pas libérale, puisqu’elle donne au Président un pouvoir politique sans limite. Non seulement il a le pouvoir judiciaire et la magistrature sous sa coupe, mais il peut aussi réduire le pouvoir législatif à sa guise, avec le fameux 49-3 et, mieux encore, recourir à l’article 16, « en cas de menace grave et immédiate contre les institutions de la République et si le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est interrompu »[6]. Depuis 1958 c’est à l’Elysée qu’est concentré le pouvoir. Dans certains cas, comme pour les réformes sociétales, les réformes plaisent à la la rue ou aux partenaires sociaux, et le Président est fier des changements qu’il introduit dans la société française. Dans d’autres cas, c’est un échec, mais le Président sait toujours trouver les mots pour expliquer que la faute en revient à ceux qui ne comprennent pas le monde actuel, l’Europe et la géopolitique, et pour transformer un échec en succès.
La constitution de la Vème République est un défi à la liberté et au droit.
Avec la Constitution actuelle toute contestation des réformes présidentielles passe pour une « atteinte aux valeurs de la République ». Mais en quoi consistent les valeurs de la République ? Liberté Egalité Fraternité ? La liberté est entravée par le poids des coercitions fiscales, réglementaires, par l’écologisme punitif, par le contrôle de la liberté d’expression. L’Egalité est confondue avec l’égalitarisme, ce n’est pas l’égalité devant la loi c’est au contraire une mosaïque de privilèges et le nivellement par le bas. Quant à la fraternité c’est le refrain au partage et la solidarité publique et forcée de l’Etat Providence. « Les avantages pour moi et les charges pour les autres » disait Bastiat.
La crise morale que traverse la société française n’est ni actuelle ni spécifique à notre nation, même si elle prend plus d’intensité en France[7]. Elle est due à une excroissance du pouvoir politique, qui pratique l’électoralisme, le favoritisme et détruit la responsabilité personnelle. Elle est due aussi à la difficulté de maîtriser une croissance économique rapide et bien diffusée (grâce au capitalisme et au recul des barrières politiques), car s’enrichir exige dans doute plus de respect de la propriété et de la dignité des autres. Quand l’Etat se permet de contrôler la vie et la mort, quand il détruit la famille et l’esprit de service, quand il abuse du mensonge et de la peur, il crée et entretient la servitude volontaire. Mais ce discours n’a pas été compris, les valeurs morales et spirituelles ont été négligées, parfois violées. Cette évolution a frappé les pays d’Occident, naguère si fiers des valeurs de civilisation qu’ils avaient dégagées après plusieurs siècles.
Pourrait- on tirer quelque leçon de tout ce qui a sonné faux dans la réforme des retraites ?
[1] Cet article a été publié sous une forme plus complète dans Contrepoints, mardi 21 mars 2023
[2] C’est la position des sénateurs LR dans leur article du Figaro 2 mars 2023 « Osons la retraite par capitalisation ». Les sénateurs ont fait remarquer à juste titre que certains Français ont le privilège de bénéficier de la capitalisation, dont les fonctionnaires. Quelques-uns d’entre eux en déduisent que la capitalisation est injuste, puisqu’elle élimine les plus pauvres !
[3] Cf. le tableau présenté par Croissance plus et l’Institut Molinari sous la plume de Nicolas Marquès et Cécile Philippe, Contact : redaction@contrepoints.org Site Internet : www.contrepoints.org
[4] La démocratie pose toujours des problèmes, même dans les pays les plus libres. On peut se rappeler la boutade de Winston Churchill : la démocratie est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres »
[5] On peut se rappeler que les manifestations très sages de la « manif pour tous » contre les lois Taubira ont rassemblé près de trois millions de personnes sans que pour autant François Hollande en tienne compte. Un mensonge de plus : pour Mélenchon et la CGT les manifestations contre la retraite à 64 ans étaient les plus importantes depuis…4-0 ans !
[6] Le Général De Gaulle a fait un usage très intense de l’article 16 après le « putsch des Généraux » en 1961, il y a eu plusieurs milliers de prisonniers politiques à cette époque, et leur libération n’interviendra qu’en 1968 -sous la pression du général Massu sollicité par De Gaulle pour rétablir l’ordre à Paris avec les troupes de l’armée française en Allemagne.
[7] Les Etats Unis sont perturbés par la profonde vague de « woke » : ces « alarmistes éveillés » s’nspirent d’ailleurs de la philosophie post-moderne française : Deleuze, Derrida, Foucault, etc.