Le débat public est faussé par la tricherie ou l’ignorance du sens des mots. L’exemple le plus évident est celui de « libéralisme » : la France serait ruinée par l’ultralibéralisme, ou le néo-libéralisme, ou simplement par le libéralisme. Un pays qui détient au moins trois records ; d’ailleurs complémentaires : les prélèvements obligatoires (48% du PIB), les dépenses publiques (57%) la dette publique (114%). Les libéraux ont maintes fois tenté de rappeler ce qu’est réellement le libéralisme, rien n’y fait[1].
A l’occasion des élections européennes on a souvent entendu parler de Bruxelles comme un haut lieu de « fédéralisme ». Le mot figure dans le titre d’un manifeste publié par des personnes qui sont connues pour des opinions totalement opposées, tels Arnaud Montebourg du parti socialiste, et Marcel Gauchet philosophe d’Occident. On trouve dans la liste Nicolas Dupont-Aignan et Marie-Noëlle Lienemann. Tous protestent contre « le tour de vis fédéraliste de l’Union européenne », titre du manifeste, mais un sous-titre évoque « le rêve de quelques-uns d’une Europe fédérale ». Comprenne qui pourra. Mais, en principe, le fédéralisme s’entend d’une liaison entre Etats (ou provinces, ou cantons) qui gardent leur autonomie en dehors des compétences qu’ils reconnaissent à une autorité fédérale (par exemple la défense commune). L’Allemagne (RFA), l’Espagne, la Suisse, les Etats Unis, le Canada illustrent le fédéralisme, mais sûrement pas l’Union Européenne, dont le jacobinisme n’a d’équivalent qu’en France. Le rédacteur en chef d’une grande chaîne d’information a également utilisé le mot fédéralisme pour évoquer l’Union Européenne : il n’a pas assez travaillé le droit public international.
D’ailleurs, au vu de ces derniers errements, on peut aussi évoquer le mot « ensemble ». Il est systématiquement utilisé pour marier des idées contraires ou des gens opposés. Le macronisme est fondé sur l’ensemble : droite et gauche, souverainisme et européisme, pour Israël et pour un Etat Palestinien. Ciotti et Le Pen sont ensemble, tout comme Glucksmann et Mélenchon. Les alliances contre nature sont ainsi légitimées : est-ce la recherche d’une paix durable ou l’artifice d’un pieux mensonge ?
Il y a des mots qui sont ainsi employés en double sens. C’est le cas de « partage » : quoi de plus sympathique, de plus convivial, de plus familial ? Mais cela veut aussi dire droit sur la propriété des autres, il faut obliger certains égoïstes à penser aux autres, et taxer les riches pour donner aux pauvres. C’est le cas de la « solidarité », mot voisin du partage. Mais s’agit-il de la solidarité volontaire, fruit spontané de l’être humain qui veut aider les autres dans le besoin, ou de la solidarité forcée par la redistribution organisée par l’Etat Providence ?2 La solidarité marche souvent aux côtés de la « fraternité ». Bastiat avait relevé l’ambiguïté du mot : « La fraternité ? Les avantages pour moi, les charges pour les autres ». On en vient ainsi au trouble du mot « justice sociale ». Hayek a démontré qu’il s’agit d’un oxymore : la justice ne s’entend pas d’un droit reconnu à chacun par la société, mais du respect des engagements personnels pris à l’égard des autres, en respectant leur liberté et leur propriété. Rawls a essayé en vain de trouver une version macro-économique de la justice. Finalement la justice sociale est entendu en France comme l’égalitarisme, comme la garantie pour chacun d’en avoir autant que les autres.
Actuellement associée à la justice sociale la « souveraineté » tient une grosse cote. Cela n’empêche pas le mot de couvrir des concepts fort différents, et le plus souvent contradictoires. D’une part la souveraineté est-elle nationale ou européenne ? Quelle est le territoire à l’intérieur duquel s’exerce la souveraineté ? D’autre part la souveraineté est-elle souveraine, c’est-à-dire peut-on se protéger contre l’étranger et les importations sans risque pour les nationaux et leurs exportations ? Les Chinois eux-mêmes n’y ont pas réussi (mais ils ont d’autres façons de fausser la concurrence). Enfin pourquoi l’expression « souveraineté alimentaire » est-elle utilisée par l’ensemble de la classe politique pour dire que les produits français sont de meilleure qualité, alors que ce n’est pas toujours le cas, et surtout alors que notre production nationale, peu compétitive, ne couvre qu’une faible quantité de notre consommation ?
C’est sans doute qu’on a en France et dans les normes de l’Union Européenne une idée curieuse de la « concurrence ». « La concurrence est toujours et partout la solution, elle montre le chemin à suivre, elle stimule l’innovation », disait mon ami Gary Becker. En effet pour gagner des courses, il faut courir sans arrêt, et les records tombent peu à peu. Mais pour les « économistes » de l’Union Européenne, comme pour Bruno Le Maire, la concurrence exige l’égalité entre les compétiteurs. Il faut « harmoniser », c’est-à-dire aligner tous les pays sur les mêmes règles : fiscales, sociales, écologiques. Selon Madame Primarolo un pays qui se distingue des autres se livre à une « concurrence dommageable » : l’Irlande se comporte de façon déloyale en ayant des taux d’impôts sur les entreprises très inférieurs à ceux de la moyenne européenne. Cette curieuse conception de la concurrence, où tous les concurrents doivent être ensemble sur la ligne d’arrivée, est très populaire en France, car nos politiciens et certains entrepreneurs sont persuadés que l’harmonisation doit se faire sur la base française. Inutile de dire que personne ne veut s’aligner sur notre niveau de fiscalité, de charges sociales, de pouvoir syndical, etc. D’ailleurs personne ne veut non plus s’aligner sur une moyenne européenne : les pays frugaux ne voient pas pourquoi ils devraient désormais accepter des budgets en déficit. Il est remarquable que le Commissaire européen en charge de la concurrence, Thierry Breton (jadis libéral et ami de Madelin) ait produit des textes de nature à « diriger » la concurrence.
Mais l’ignorance de ce qu’est la concurrence s’articule avec l’idée que trop de Français se font du « marché ». Le marché serait la loi de la jungle, les gros écraseraient les petits, les producteurs exploiteraient les consommateurs, la rentabilité serait un objectif immoral. Cette idée traduit une ignorance totale de ce qu’est l’échange marchand. Il y a échange parce qu’il y a subjectivité des choix, parce que chaque personne se fait sa propre opinion sur la valeur de ce qu’il a et la valeur de ce qu’il souhaiterait. L‘échange est une opération avantageuse pour ceux qui le concluent, et parmi les êtres vivants, seuls les êtres humains échangent, car leurs choix traduit non seulement leur patrimoine, leurs capacités, mais aussi leur goût et les besoins qu’ils considèrent comme prioritaires. A la décharge des Français il faut reconnaître que beaucoup d’échanges ne sont pas marchands, notamment dans le cadre de la mondialisation. Ici les Etats se sont mis en devoir de protéger « leurs » nationaux, d’abord pour s’attirer une clientèle électorale (les paysans sont très souvent sous l’aile de l’Etat) ensuite pour compenser le manque de compétitivité de leurs producteurs nationaux. Evidemment cette perte de compétitivité vient de ce que l’Etat accumule les impôts, les règlementations, avec des systèmes obligatoires idiots, comme la retraite par répartition (autre mensonge collectif). Finalement, ce sont les Etats qui sont en compétition dans la mondialisation, et l’emportent systématiquement ceux où le degré de liberté économique, mesuré par des indices appropriés, est le plus élevé[2]. Plus de privé, plus de marchand, moins de public, moins de « souveraineté : voilà les secrets de la concurrence véritable et de la prospérité durable.
Prospérité durable ou « développement durable » ? Rares sont les discours officiels ou les manuels scolaires, ou les conversations privées où cette damnée expression n’est pas énoncée. Ici il s’agit pourtant d’un mensonge idéologique facile à démonter. Cette expression a été lancée au début des années 1960 avec le célèbre Rapport Meadows et le « Club de Rome » : la croissance économique aboutit au pillage des ressources naturelles, notamment il n’y aurait plus de pétrole avant la fin du 20ème siècle. Inutile de dire que cette apocalypse ne s’est pas produite. Tout au contraire c’est maintenant l’énergie fossile qui est accusée de démolir la vie sur la planète. Mais le thème de la croissance qui tue la vie a pris une dimension nouvelle au cours de la Conférence de Rio en 1992. Au cours de la Conférence de Rio qui s’est tenue en 1992. L’épuisement des ressources naturelles serait dû à la mondialisation, parce que le Nord produit sa prospérité en exploitant les terres et les richesses du Sud. Nous sommes en 1992, et le mur de Berlin est tombé et l’URSS disparaît. Les marxistes de tous genres semblent avoir définitivement perdu la partie, Fukuyama croit à « la fin de l’histoire ».Mais à Rio on ressort la vieille thèse de l’impérialisme de Lénine et Rosa Luxembourg : il faut casser le système marchand de libre échange parce que les minerais africains et la forêt amazonienne sont surexploités par l’Occident capitaliste. D’une part développement durable est un pléonasme car pour qu’il y ait développement, il fait réussir un changement durable dans les institutions régissant le territoire considéré, alors que la croissance est une simple statistique conjoncturelle (hausse du prix du caco ou du café par exemple). D’autre part on va lier le développement durable au réchauffement climatique, que le GIEC, réputé organisme scientifique alors qu’il n’est que politique, a attribué… à la croissance économique. Depuis lors, nous voilà prisonnier de politiques tendant à la suppression de l’énergie fossile (alors qu’elle est abondante et très bon marché depuis la découverte quotidienne de schistes bitumineux) et à la décarbonation (alors que le CO2 est indispensable). La forêt amazonienne n’est pas pour grand-chose dans la régulation thermique, qui est faite surtout par les océans. Mais les budgets consacrés à la lutte contre la pollution et pour les énergies renouvelables sont considérables, et vont jusqu’à représenter un tiers dans certains pays, et au sein de l’Union Européenne.
De tous les abus de langage dont je viens de parler, celui-ci est sans doute celui qui est le plus liberticide, car il confie notre avenir à une idéologie de haine et de révolution peintes en vert, pour laisser croire que la déesse Nature a priorité sur l’humanité déchue parce que trop cupide.
La cupidité permet de faire le procès de la « propriété privée ». La propriété c’est le vol, disait Proudhon, mais il a fini par dire le plus grand bien de la possession, il rejetait uniquement la propriété héritée (comme Maurice Allais d’ailleurs). La propriété est alors associée à la « rente » : le propriétaire reçoit un revenu sans avoir fait le moindre effort. Il y a chez les physiocrates l’idée que la rente appartient à la noblesse et au clergé, qui tirent leurs richesses de la terre, seule source de valeur. Il y a chez Ricardo l’idée que la rente appartient aussi aux propriétaires fonciers, puissants au Parlement, qui obtiennent du gouvernement la loi sur les grains qui empêche les importations de blé, ce qui leur permet de maintenir un prix des céréales très élevé, payé par les salariés, donc par les entrepreneurs. Il y a chez Marx l’idée que la rente appartient aux propriétaires du capital technique : les équipements, les machines. Ils sont en position de force pour priver les prolétaires salariés de la valeur qu’ils ont ajoutée avec leur travail. Le profit est la rente des capitalistes, il faut donc nationaliser le capital et détruire l’Etat, la religion et la famille qui concourent au maintien d’une société injuste. Tous ces théoriciens n’ont pas pris en compte que la liberté personnelle et la propriété privée sont indissociables.
C’est Bastiat qui a le mieux expliqué le vrai sens de la propriété : « l’homme naît propriétaire » dit-il. En effet l’être humain a la particularité de vouloir et de pouvoir améliorer ses capacités, ce qu’il porte en lui (« l’homme interne » disait Saint Paul). Encore faut-il qu’il puisse non seulement améliorer ses connaissances et ses performances, mais aussi les faire reconnaître par les personnes autour de lui. Son œuvre doit porter sa marque, elle porte sa valeur personnelle. Par contraste la propriété collective transforme les hommes en simples matricules, leur mérite et leur effort ne sont plus reconnus ni rémunérés.4 Léon XIII, dans la première encyclique créant la doctrine sociale de l’Eglise Catholique, a tout de suite expliqué que le socialisme a commis « une erreur sur la nature de l’homme » en condamnant la propriété privée. Mais les atteintes à la propriété privée n’ont cessé de se multiplier en France, un des rares pays où la propriété immobilière est surimposée, réglementée par des normes d’urbanisme et d’écologie, et où des droits de succession progressifs atteignent les patrimoines et la volonté de ceux qui les ont constitués.
Je pourrais évidemment allonger la liste des mots dont on change le sens5. Je ne saurais d’ailleurs dire avec autant de talent ce que Thierry Maulnier a écrit dans « Le sens des mots » : renoncer à dire le vrai mot est un abandon mortel. Ayons le courage de dire les choses et les idées telles qu’elles sont.
1Cf. L’article paru le 24 avril 2022 dans Figaro Vox : « Le libéralisme, ce mot interdit en France » .
2Cf. L’ouvrage d’Alain Laurent « Solidaire si je le veux » Ed : belles lettres 1991.
3Cf. l’article de la Nouvelle Lettre du 7 mai 2024 (diffusion) : « France : la plus pauvre parce que la moins libre », L’indice de liberté économique (Heritage Foundation) est catastrophique.
4Une étude plus large du vocabulaire économique, politique, social et historique se trouve dans l’ouvrage de Jacques Garello et Jean Yves Naudet « Abécédaire de science économique » Ed : Albatros 1991.