Plusieurs écrits et discours, en général de grande qualité1, remettent à l’ordre du jour un concept qui paraîtra nouveau, mais qui en réalité a une longue histoire, et plutôt compliquée.
Les libéraux ont connaissance de l’ordo-libéralisme, d’ailleurs à l’occasion du cinquantenaire de l’ALEPS (2016) et du dixième Week end de la liberté (2020) ils avaient entendu avec grand plaisir le discours de Madame Patricia Commun, sans doute l’une des historiennes et germanophiles connaissant le mieux ce qu’est et ce que n’est pas l’ordo-libéralisme.
Cette connaissance est précieuse, car les informations diffusées sur le web, quelles que soient leurs sources, donnent une idée confuse, et souvent inexacte, de ce qu’est l’ordo-libéralisme. Deux ouvrages ont en revanche une qualité scientifique : la thèse du professeur François Bilger, soutenue il y a fort longtemps (La pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine, Paris, LGDJ, 1964) et l’ouvrage plus récent de Patricia Commun, Les ordolibéraux Histoire d’un libéralisme à l’allemande, Paris Les Belles Lettres, coll. Penseurs de la liberté 2019)2.
Grâce à mon grand âge, J’ai connu et échangé avec ces deux auteurs, même s’ils appartiennent à deux générations très différentes. En outre je peux confronter leurs travaux avec ce que j’ai vécu, notamment au sein de la Société du Mont Pèlerin dont je suis membre depuis 1982 et au sein de cet aréopage d’intellectuels libéraux on a souvent discuté de l’ordo libéralisme. Il me semble donc nécessaire de rétablir ce que je crois être la véritable histoire de l’ordo libéralisme.
D’entrée de jeu Patricia Commun donne un avertissement salutaire : « l’ordolibéralisme est loin d’être le modèle de cohérence parfaite et intertemporelle que ses admirateurs encensent avec persévérance et ses détracteurs critiquent avec hargne. »3. L’analyse du concept est d’autant plus difficile qu’il a pris un sens variable avec le temps, sur plus d’un siècle. La seule continuité c’est que l’ordo-libéralisme concerne l’Allemagne, même s’il s’est exporté ailleurs.
Des Allemands à la recherche d’une science économique allemande
Schématiquement : les économistes allemands se sont réunis à la fin du 19ème siècle autour d’une théorie économique qui se voulait indépendante de la pensée néo-classique naissante, et notamment de l’école autrichienne de Menger, en reprenant la pensée de Ricardo, qui n’a rien de libérale, puisque sa théorie de la rente (reprise en partie des physiocrates français) va inspirer Karl Marx4 . Ces « économistes ricardiens » voulaient trouver une lecture de l’économie favorable aux réformes introduites en Allemagne par Bismark (en particulier la création de la sécurité sociale). Ce qui est gênant c’est que dans les années 1930 certains de ces économistes vont avoir des sympathies pour Hitler et le national-socialisme. En fait, avec la crise de 1929 et les répercussions qu’elle a sur l’Allemagne (qui n’avait pas réglé sa « dette de guerre », une idée stupide qui a dressé le peuple allemand contre les « Alliés ») la grande question de l’époque est celle de la survie du capitalisme. Alors apparaît le mot ordolibéralisme, genre de troisième voie entre le capitalisme et le marxisme, voire encore le souverainisme (« nationalisme » à l’époque) et le libéralisme. Ces soupçons sur « l’économie allemande » ont été relevés par de très nombreux auteurs.
Le capitalisme dévoyé : la position de Wilhem Röpke
La guerre de 1939 met fin à ce débat sur le capitalisme, le colloque Lippman qui était programmé pour se tenir à Paris a été annulé. De la sorte, voici un saut qui va nous amener à 1944. Mais un auteur va proposer une nouvelle présentation de l’ordo-libéralisme, il s’agit de Wilhem Röpke, économiste suisse professeur à l’Institut Universitaire des Hautes Etudes Internationales5.J’ai lu avec attention « Explication Economique du Monde Moderne » (Librairie de Médicis, Paris 1946 traduction de Paul Bastier)
Röpke se dit libéral, mais d’un libéralisme assez spécial : il est contre les Sociétés anonymes, contre les actionnaires, contre la division du travail poussée à l’extrême, ce qui complique les relations économiques internationales, contre les grandes compagnies Bref le capitalisme aurait progressivement dévié, et il faudrait que l’Etat remette un peu d’ordre dans tout cela. Je relève une phrase significative : « L’Etat peut lutter efficacement contre cette dégénérescence s’il s’oppose énergiquement à la limitation de la concurrence et évite soigneusement ‘avoir une politique économique qui favorise les formations de monopole. Il faut, il est vrai, pour cela un Etat fort6 qui, impartial et puissant, soit au-dessus de la mêlée des intérêts économiques, contrairement à l’opinion courante qu’un pouvoir public faible doive correspondre au capitalisme. Mais l’Etat ne doit pas seulement être fort, […] il doit connaître clairement sa tâche : défendre le « capitalisme » contre les « capitalistes ». (p.268). Bien évidemment les libéraux « classiques » sont également partisans d’un Etat fort, mais seulement dans l’exercice de la contrainte nécessaire pour assurer ses missions régaliennes, mais ils ne font aucune confiance à l’Etat pour des responsabilités économiques, comme l’organisation des échanges internationaux, le contrôle de la concurrence, et surtout l’intervention des banques centrales, car Röpke croit fermement que la monnaie doit être gérée par une banque centrale, même s’il souhaite un retour à la convertibilité du billet en or. Est-ce de la naïveté ? Ignorait-il à son époque les thèses des libéraux français qui, de Say à Bastiat en passant par Constant et Charles Comte, avaient compris le comportement de la classe politique, sur lequel il n’y a plus aucun doute aujourd’hui depuis les travaux de l’école du public choice ?
Erhard et l’économie sociale de marché
Mais je ne sais pas s’il est nécessaire de s’attarder sur Röpke alors que la véritable question est celle-ci : l’ordoliberalismus a-t-il inspiré l’Allemagne des années d’après guerre ? A juste titre les historiens sérieux disent que la politique adoptée par Ludwig Erhard a été celle que les Américains ont amenée en Allemagne. Les convictions de libre entreprise et de libre échange ont été mises en place dès les accords de Dumbarton Oaks, qui mettaient le monde libre à l’heure du libéralisme. C’est Ludwig Erhard qui a convaincu Walter Eucken (plutôt tenté par l’ordo-libéralisme dans les années 1930). Eucken a mis en place l’« école de Fribourg7» à laquelle Hayek va s’intéresser, jusqu’à passer ses derniers mois dans l’institut Walter Eucken. Ici se place un évènement lui aussi historique. A l’occasion d’élections qui pouvaient faire basculer la République de Bonn vers la sociale-démocratie (les syndicats de la sidérurgie avaient obtenu la cogestion dans de nombreuses entreprises industrielles) Ludwig Erhard a eu la mauvaise idée de proposer une expression politique nouvelle : « l’économie sociale de marché ». Hayek est entré en fureur et a reproché à son élève d’avoir sacrifié l’économie de marché sur l’autel de l’électoralisme. En effet il n’y a aucun doute pour les libéraux : l’économie de marché, et seule l’économie de marché, est sociale en ce sens qu’elle répond aux besoins de toute la communauté, de sorte qu’il n’y a pas de « troisième voie » entre économie marchande et économie planifiée. Certes l’opposition de principe entre les systèmes économiques (système centralisé planifié contre système décentralisé marchand) s’accommode tant bien que mal de la diversité des régimes économiques réels, mais c’est bien sous la forme la plus pure que les régimes sont les plus efficaces, les régimes d’économie dirigée mixte se heurtent très vite à des décisions incohérentes.
La conclusion des historiens est donc très nette : l’ordo-libéralismus n’a jamais inspiré le « miracle allemand », la gestion du deutschemark a été exemplaire, les budgets publics ont été équilibrés, la république a été réellement fédérale car les Länder ont eu un très grand degré d’autonomie, le chômage a été parmi les plus faibles d’Europe Occidentale, L’évolution a conduit au traité de Rome, à la Communauté Economique Européenne, au Marché Commun, alors que l’Europe de Jean Monnet avec la CECA et les diverses agences européennes n’a cessé d’être en crise, comme la politique agricole commune réclamée par la France.
L’Union Européenne inspirée par l’ordolibéralismus ?
A juste titre Patricia Common observe que l’Ordoliberalismus s’est finalement imposé non pas à Bonn ni à Berlin, mais à Bruxelles : le dirigisme fiscal, juridique, social, et maintenant écologique, fait des dégâts quotidiens et profonds : l’«harmonisation » a été préférée à la concurrence, le principe de la « mutuelle reconnaissance des normes » (arrêt cassis de Dijon) a été abandonné et un droit européen fabriqué de toutes pièces par de hauts fonctionnaires et des lobbyistes produit des milliers de textes aberrants. Il faudra peut-être avoir une réflexion courageuse sur l’Europe à la veille des élections de 2026…
Evidemment toute l’ambiguïté vient de l’ordo. Le libéralisme est-il revêche à l’ordre ? Les libéraux « classiques » ne peuvent imaginer que la liberté soit sans limite : même les « anarcho-capitalistes »8 et les libertariens extrêmes ne concèdent pas à quiconque de faire n’importe quoi, ils savent que la liberté des uns doit respecter la liberté des autres. Mais je rappelle qu’une société de libertés exige un environnement institutionnel bien défini : un Etat limité, l’état de droit, la subsidiarité, le libre marché. Par contraste ne peut passer pour une société libérale celle qui abrite un Etat Providence, , des privilèges et des tribunaux d’exception, la centralisation et le dirigisme, la réglementation et la planification de l’économie.
Pour conclure, je voudrais rappeler l’importance des mots, et de leur sens. Se dire et se présenter comme libéral, c’est aussi ne pas hésiter à utiliser le mot « libéralisme »9. Le mot « libéralisme » ne doit plus être interdit en France. Expliquer le libéralisme est relativement simple car les valeurs qui l’inspirent sont acceptées par des Français raisonnables : liberté, responsabilité, propriété et dignité des êtres humains. Mais aller leur expliquer en quoi l’ordo-libéralisme fait mieux que le libéralisme est réellement un défi peu raisonnable.
1 Comme par exemple Quentin Hoster David Lisnard Le réveil de la droite Télémaque éd.février 2023
2 Patricia Commun avait déjà dirigé un ouvrage collectif : L’ordolibéralisme allemand. Aux sources de l’économie sociale de marché CIRAC/CICC, 2003)
3 Op.cit.p.15
4 Les physiocrates soutenaient que seuls les propriétaires fonciers créaient de la valeur. Ricardo défendait au Parlement britannique les intérêts des industriels obligés de payer des salaires plus élevés parce que la « corn law » interdisait l’importation des céréales en Angleterre ; cette loi constituait donc aux yeux de Ricardo une « rente » (revenu sans activité productive). C’est l’idée de rente que Marx va reprendre en remplaçant la rente des propriétaires du sol par ma rente des propriétaires du capital. Marx a dédicacé l’un de ces ouvrages « A mon grand-père Ricardo »)
5 Pendant la 2ème guerre mondiale il trouvera refuge à la Faculté d’Istanbul
6 Souligné dans le texte
7 Il s’agit bien sur de Fribourg en Brisgau en Alleagne, et pas en Suisse.