A juste titre Luc Ferry s’est dit scandalisé par le projet de cet homme de génie appelé Elon Musk. Dans le Figaro du 19 mai le philosophe rapporte qu’Elon Musk crée en ce moment dans la Silicone Valley une entreprise d’intelligence artificielle X.AI dont la mission serait en toute modestie de « comprendre l’univers dans son entier ».
L’intelligence artificielle donne alibi et prétexte au scientisme le plus extrême : grâce à la science les êtres humains ont la possibilité de tout connaître, de tout savoir. De manière plus prosaïque il y a actuellement des films et des romans qui amènent les enfants et les jeunes dans la science-fiction et maintenant la magie : Harry Potter est une belle illustration de ce nouvel obscurantisme.
Le scientisme mène à l’obscurantisme, je n’ai pas peur de l’affirmer, parce que penser que la science est sans limite empêche les gens de penser sérieusement aux relations entre les êtres humains et la Vérité. Les vrais « savants » font preuve d’humilité, c’est vrai pour les sciences de la nature comme des sciences humaines. « Un peu de science m’éloigne de Dieu, beaucoup de science m’en rapproche » disait Louis Pasteur, d’autres hommes de science ont dit pareil, d’autres, tel Einstein, ont dit le contraire.
Les philosophes grecs, Platon et Aristote en particulier, n’ont pas hésité à s’interroger sur l’origine du monde et de l’humanité. C’est la Genèse, qui a irrigué les religions monothéistes, qui marque le triomphe de l’idée que seul le Dieu créateur est détenteur de la Vérité : c’est en cueillant la pomme de l’arbre de vérité qu’Eve détruit le paradis terrestre. Le péché originel, finalement le seul grand péché dont les autres découlent, est de croire que l’homme est lui-même un Dieu, alors qu’il n’est créé qu’« à son image ». La chrétienté admet nombre de mystères, de choses qui ne peuvent être entièrement comprises par un simple mortel. Parmi les mystères Saint Thomas d’Aquin s’interrogeait sur celui de la Sainte Trinité. Il s’épuisait dans ses recherches, jusqu’au jour où (d’après ce qu’il aurait dit) un ange est venu lui dire gentiment « tu n’y arrivera pas ».
Face à l’offensive des philosophes post-modernes qui pensent que l’homme est déchu, destructeur, et a inventé le pire système qui soit, celui de la liberté, les thomistes proposent une articulation entre la foi et la raison. L’homme est incapable de détenir la Vérité, puisqu’elle est l’apanage du Dieu créateur, mais il est doté de raison et peut constater ce qui ne va pas dans le sens de la vérité : c’est le thème de la « connaissance négative » : nous approchons de la vérité en mesurant les erreurs que nous commettons. Une branche importante du libéralisme se reconnaît dans cette approche, elle sera particulièrement bien développée par les scholastiques de l’Université de Salamanque, et Hayek lui-même leur a reconnu beaucoup de talent pour avoir découvert ce processus « d’essais et d’erreurs »[1]. Toute autre est l’approche du jésuite Teilhard de Chardin, qui soutient qu’il y a un chemin tout inscrit vers le point oméga, là où Dieu veut nous amener au fil des siècles. Sans doute admet-il qu’il faut que les êtres humains se donnent quelque mal, prendre le chemin est une démarche libre et personnelle, mais la relation entre la foi et la raison est ambiguë alors qu’elle est très claire chez Saint Thomas. Chez Saint Thomas il est de la responsabilité personnelle de rechercher la voie du progrès, que le Christ a prêché être la voie de l’amour.
Evidemment les croyants acceptent plus facilement le mystère de la création, qu’ils soustraient à la raison, mais les évolutionnistes, ou darwiniens, ont axe toute leur démonstration sur la continuité entre les espèces vivantes, la liaison entre les animaux supérieurs et les êtres humains leur paraissant évidente (bien que non démontrée). Marx est d’ailleurs allé plus loin en remontant jusqu’à la pierre, transformée en végétal, puis animal, etc. Le « matérialisme historique » a compté des millions de disciples, et dix fois plus de victimes.
Un des arguments importants du scientisme est la croyance commune dans un monde sans cesse plus complexe, de sorte que seule la science serait capable de démêler l’écheveau du progrès et de sa finalité. Hayek, évidemment libéral, est allé dans ses derniers écrits jusqu’à justifier l’athéisme parce que Dieu serait, dit-il, une invention humaine, et la genèse lui paraissait une invention commode pour ne pas accepter les efforts à faire dans le processus d’essais et d’erreurs[2].
Ce que nous préparent les partisans inconditionnels de l’Intelligence artificielle (je pourrais même dire totalitaires, avec Luc Ferry) et aujourd’hui des Chat gpt vulgarisés et diffusés dans les écoles, c’est l’illusion d’apprendre la vérité facilement, grâce aux découvertes de la science. Non seulement cette présomption est fatale, puisque l’intelligence artificielle n’existe qu’à partir d’un stock de connaissance déjà existant, et ne peut transmettre qu’un savoir répétitif, qui n’est pas le même s’il est géré par les Chinois ou les Français, mais aussi et surtout elle ignore le merveilleux appel de la vérité, le formidable appel que les êtres humains, de toutes époques et de toutes origines, n’ont cessé d’entendre pour se mettre sur le chemin de la paix et de l’amour. Finalement, l’intelligence artificielle est non seulement artificielle, elle est aussi inhumaine, elle prive l’être humain de toute liberté et de toute espérance.
[1] Au cours d’un congrès de la Société du Mont Pèlerin, aréopage des intellectuels libéraux du monde entier, Hayek, alors Président, a invité les congressistes à se lever de bonne heure pour une excursion en car, dont il avait caché la destination. Il était parti quelques heures plus tôt et la destination était précisément… Salamanque.
[2] Mais on prétend que le dernier ouvrage de Hayek « La présomption fatale » aurait été écrit par le philosophe anglais. Je ne connais pas le point de vue de Philippe Nemo sur cet aspect de la pensée de Hayek, qui ne suit pas la conception thomiste du droit naturel puisque le droit naturel serait le produit de la dialectique entre droit divin (vérité que seul Dieu peut connaître) et le droit positif (les règles sociales que se donnent les hommes en recherche de vérité).