De Barcelone à la base allemande de Rammstein et bientôt à la Sorbonne, l’Europe est en voie d’éclatement. C’est le prix de l’ambiguïté, des non choix, des jeux diplomatiques et politiciens : fini le rêve né le jour de la chute du mur de Berlin ?
L’éclatement actuel, peut-être irréversible, est maintenant évident sur trois points : sur la guerre, sur le pouvoir de l’Europe, sur la nature de l’Union.
Sur la guerre : lâcheté et lucidité
Rammstein : un nouveau Munich ? Les représentants d’une cinquantaine de pays réunis vendredi à Rammstein ont renoncé à apporter le secours nécessaire aux Ukrainiens pour résister efficacement à l’inattendue contre-attaque de Poutine. Les Allemands produisent et exportent un char lourd Léopard 2 que les stratèges estiment le plus efficace et le plus indispensable à court terme pour les Ukrainiens. Plusieurs pays ont acheté de ces chars aux Allemands : Polonais, Finlandais, Danois, Hollandais mais les contrats sont tels que ces pays n’ont le droit d’utiliser ces chars que pour la défense de leur propre territoire. Pour défendre d’autres territoires que le leur ils ont besoin de l’accord de l’Allemagne. Or, le chancelier Scholz a refusé à Rammstein de donner cet accord. Et il a refusé aussi de livrer directement des chars aux Ukrainiens. Les prétextes invoqués étaient pour le moins bizarres : les Allemands revivraient la même situation qu’en 1942, quand l’armée des nazis s’est retrouvée opposée à l’armée russe (URSS) sur le sol ukrainien. Un autre propos du chancelier a été peu convaincant : « d’autres pays pèsent aussi le pour et le contre ». Or, le principe de cette rencontre de l’OTAN est que tous les membres doivent donner leur accord. Parallèlement les Américains estiment que l’envoi de leurs chars lourds Abrams serait inefficace en Ukraine, compte tenu des problèmes de logistique et de maintenance.
Il est vrai cependant que la cinquantaine de membres de l’OTAN (grossie par le Japon et l’Australie) n’a pas lésiné sur d’autres soutiens à l’Ukraine : des systèmes anti-aériens, des hélicoptères, des chars légers, des missiles et des drones. L’Ukraine se voit aussi ouvrir des crédits par millions de dollars. Mais ces soutiens demandent plusieurs mois pour se traduire sur le front, tandis que les Léopards sont immédiatement disponibles et opérationnels.
Il est vrai également que dès aujourd’hui lundi les voix allemandes se sont faites plus compréhensives. Le ministre des armées Boris Pistorius a annoncé que l’Allemagne allait donner son feu vert « dans quelques jours ». Le Chancelier Sholtz a tenu des propos dans le même sens à la Sorbonne dimanche. Autre écho : le ministre de l’Economie et Vice Chancelier Robert Habeck est en faveur des demandes ukrainiennes.
Mais, en attendant, ce qui s’est passé à Rammstein traduit l’éclatement des pays à propos de la conduite à tenir vis-à-vis de Poutine, et de l’idée qu’ils se font de la guerre : les uns y voient une invasion limitée à l’Ukraine, les autres une agression globale de l’Occident.
Pologne et Finlande, voisins des Russes, sont prêts à se passer de l’accord des Allemands, et ils sont soutenus par un grand nombre d’autres Européens (la position de la France étant variable d’un jour à l’autre). Ils sont lucides, et par contraste les autres peuvent être qualifiés de lâcheté.
Même si la guerre se limite à l’annexion du Donbass et de la Crimée, la lâcheté consiste d’une part à ignorer des crimes quotidiens contre l’humanité (attaques ciblées sur la population civile, massacres, incendies et viols) d’autre part à céder à Poutine. Car si le peuple ukrainien se bat pour sa liberté et ses droits, il pourrait être lâchement abandonné comme les Tchèques l’ont été par les Alliés à Munich en 1938, face à Hitler qui a réussi son chantage par peur d’une guerre mondiale. Aujourd’hui Poutine fait le même chantage. Il vise l’Occident, donc il doit détruire le rempart de l’OTAN et la force de frappe américaine. L’éclatement visible à Rammstein entre l’Allemagne et les pays hostiles à ses atermoiements (Pologne, Finlande, Suédois, Tchèques, Slovaques, Croates, Crétois) est une première victoire. L’objectif de Poutine ne s’arrête pas au continent européen mais englobe bien sûr l’Amérique et ses alliés, mais aussi le Moyen Orient et l’Afrique, même si à ce jour cet impérialisme n’est pas soutenu par la Chine, qui elle aussi a des visées plus larges (la route de la soie, Taïwan et la Corée).
Comme en 1938, la préférence pour la paix à tout prix s’est installée, mais aujourd’hui elle est encore renforcée par l’existence de l’arme nucléaire Cette menace est agitée par Poutine, comme s’il ignorait que l’arme nucléaire ne peut être utilisée sans risque de riposte immédiate et définitive. La lucidité consisterait à prendre conscience de la vraie dimension de cette guerre, et de la mener sans ménagement diplomatique, sans l’obsession d’une paix qui serait criminelle.
Sur le pouvoir de l’Europe : souverainisme et européisme (« ensemble » ?)
La plupart des gouvernements de pays membres de l’Union a laissé les autorités de Bruxelles et Strasbourg prendre un poids considérable. Après la signature du traité de Maastricht on pensait que l’Europe se dotait d’un pouvoir important, arraché par Jacques De lors à Margaret Thatcher : la création d’une monnaie unique et d’une banque centrale sise à Francfort. L’euro est donc né au début de notre siècle, mais certains pays de l’Union ont refusé d’appartenir à l’Euroland : le Royaume Uni bien sûr, mais aussi six autres continentaux[1].
Mais durant les premières années de l’Union personne ne prévoyait un tel centralisme européen. Or, on a vu émerger des directives européennes qui s’imposent à toutes les législations : la moitié des textes votés à Paris est simple mais obligatoire transposition des directives. On a ensuite approuvé en 1998 le principe de l’harmonisation des normes nationales, au prétexte d’éliminer une concurrence dommageable (harmful compétition) ; donc interdiction d’avoir des impôts différents, des normes de sécurité et d’hygiène différentes, a maintenant des normes écologiques différentes. Il y a encore quelques réticences à respecter les différences en matière fiscale, les grandes sociétés et les GAFAM sont visées, ainsi que certains paradis fiscaux comme l’Irlande, mais heureusement Bruno Le Maire s’emploie à tout niveler. Il y a aussi un projet de SMIC européen, en vue de niveler les taux de chômage (au plus haut peut-on craindre).
Voilà donc l’européisme en marché forcée. Mais, curieusement, le souverainisme n’est pas exclu, il revient même en force. Car, en dépit des efforts de Bruxelles, Strasbourg et Francfort, la concurrence, loyale ou pas, n’a pas disparu. C’est d’abord la mondialisation qui a appelé le populisme, en particulier en France : populisme idéologique par haine du capitalisme, populisme corporatiste par goût du protectionnisme. Le souverainisme a trouvé un bon alibi avec l’orientation de plus en plus isolationniste des Etats Unis, lancée par Trump et maintenant reprise par Biden : devenus riches d’une indépendance énergétique par l’exploitation des gaz de schiste, et désireux de stopper l’immigration mexicaine les Américains empoisonnent les échanges mondiaux. Évidemment voici une nouvelle occasion pour Bruxelles de prôner un protectionnisme continental dans les négociations sur les traités désormais indispensables pour continuer à commercer avec les Etats Unis.
Mais une fois installé contre les Américains, pourquoi le populisme ne se développerait-il pas au niveau national ? Les Etats n’ont pas disparu : n’ont-ils pas le devoir de protéger les nationaux contre la concurrence des produits proposés par d’autres pays européens ? En France cette idée est tout à fait bien reçue.
Emmanuel Macron, qui a le talent pour soutenir tout et son contraire pour raisons électoralistes, se dit en même temps européiste et souverainiste. Mais il a un secret pour faire passer cette incongruité : la France peut diriger l’Europe, comme elle a pu le faire avec Madame Merkel. Hélas, en dépit de la rencontre de la Sorbonne, le couple Macron-Scholtz ne semble pas aussi uni que les couples précédents : Scholz n’est pas Merkel.
Finalement, on ne sait pas quel peut être à l’avenir le pouvoir que l’Europe jacobine (à l’image de la France, et dans la tradition delorienne). L’éclatement est profond entre ceux qui, à l’image du Royaume Uni, rejettent la centralisation et privilégient le souverainisme, et ceux qui rêvent que gouverner l’Europe entière pour sauvegarder les intérêts nationaux.
Pour les européistes, la guerre ukrainienne est une mauvaise affaire. Non seulement parce qu’il y a des dissidents sur le soutien à apporter à l’Ukraine, mais aussi parce que la diplomatie européenne n’a jamais existé, en dépit de la création d’une armée-plastron par Mitterrand et Schmidt, puis de l’existence à partir de 2007 d’un « Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité[2] » pour un mandat de cinq ans. En fait, ce représentant n’a aucun pouvoir, c’est la Présidente Ursula Von Leyden qui a pris les rênes, mais elle n’a évidemment aucun poids réel dans le débat sur la guerre en Ukraine : l’Union est absente.
Voilà ce que sont les prix du jacobinisme et du dirigisme : omniprésence et impotence.
Sur la nature de l’Union : socialisme ou libéralisme
Hier dimanche la France et l’Allemagne se sont réunies à la Sorbonne pour fêter l’anniversaire de la rencontre historique entre De Gaulle et Adenauer. Mais il y a un malentendu, et cela explique à la fois l’éclatement sur la conduite à tenir dans la guerre ukrainienne, et les incohérences du pouvoir européen. Car l’Union Européenne ne doit rien à cette rencontre, et on peut même dire que c’est dénaturer et l’Union et Adenauer que d’y voir une avancée déterminante et satisfaisante de l’Europe.
En fait, l’Europe a été toujours victime d’un non-choix : le socialisme planificateur, centralisateur et politique, ou le libéralisme, marchand, ouvert et libre. On dit aussi le non-choix entre Europe pouvoir et Europe espace. De Gaulle s’est inscrit d’abord dans le souverainisme : il voulait que la France ne soit pas tributaire des Américains et l’idée d’une Communauté Européenne de Défense[3] lui était aussi tout à fait méprisable. Mais en même temps il suivait Jean Monnet dans son projet de planification européenne et de création d’organismes européens pour la gérer (CECA, Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, Euratom, etc.). Jacques Delors reprendra cette ligne durant sa longue présidence de la Commission (1985-1995). De Gaulle est donc passé du souverainisme à l’européisme sous condition que la souveraineté française ne soit pas remise en cause. La guerre d’Algérie a accentué son désir de non-alignement, puisque l’abandon de l’Algérie française a été principalement dictée par son désir de mettre la France en tête de la « troisième voie » entre USA et URSS – la troisième voie politique ayant également pour contenu la troisième voie économique entre plan et marché (beaucoup de plan et un crypto-marché)
Rien de tel pour Konrad Adenauer et les vrais pères de l’Union européenne : Alcide de Gasperi et Robert Schuman[4]. Ils ont été tous trois désireux d’unir les peuples marqués par cette deuxième guerre mondiale, et ont voulu asseoir l’Europe sur des valeurs humanistes voire même spirituelles (ils étaient tous trois fervents catholiques). Ils n’ont jamais voulu créer une organisation économique ils ont simplement pensé qu’un libre marché européen mettrait les gens en contact pacifique, le libre-échange et la libre circulation sont facteurs de compréhension et de rapprochement. Voilà comment le traité de Rome a été pensé pour permettre l’ouverture de l’espace européen aux marchandises, aux services, aux entreprises, aux capitaux, et aux gens. Mais malheureusement le traité est devenu bancal parce que la France, qui craignait la concurrence européenne et mondiale en matière industrielle, a réclamé la mise en œuvre d’une politique agricole commune. Le virus politique a été inséré, et l’Union ne s’en est jamais remise, poussée bien sûr par la classe politique davantage portée vers le pouvoir que vers l’échange.
Les traces de cette évolution se précisent aujourd’hui avec la guerre d’Ukraine, avec le jacobinisme, mais aussi avec les débats sur l’énergie et le soutien de l’industrie : la France aimerait bien qu’une partie de la réindustrialisation française soit financée par l’Europe, et notamment par les pays « frugaux », comme l’Allemagne, les Pays Bas, le Danemark, les pays d’Europe Centrale qui ne traînent pas une dette publique égale à la nôtre.
Voilà peut-être l’éclatement qui prend chaque jour un peu plus d’importance. Cela devient dramatique à tous points de vue : sécurité collective face aux agressions russes, islamiques voire turques et chinoises, situation économique avec chômage massif et décroissance, crise morale liée au rejet de la dimension humaniste et judéo-chrétienne de l’Europe.
[1] Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie, Suède, Tchéquie.
[2] Poste créé par le traité de Lisbonne, et occupé successivement par Catherine Ahston (une Britannique !) de 2009 à 2014 puis l’Italienne Federica Moreghini (de 2014 à 2019) et depuis 2019 par l’espagnol José Borell.
[3] En 1952 ce sont les députés gaullistes qui, avec les communistes, ont fait échouer en France le projet de CED.
[4] A vrai dire la conception personnelle de Schuman était ambiguë : il aimait bien Jean Monnet aussi.