Emmanuel Macron avait bien besoin de faire oublier ses déboires actuels. Avec l’aide Elizabeth Borne il a trouvé un sujet de nature à distraire l’opinion publique et à montrer que les réformes on sait faire en haut lieu : le partage de la valeur.
Sujet dans lequel notre Président a déjà acquis de la notoriété, puisqu’il existe depuis plusieurs années une « prime Macron » pour autoriser un supplément d’intéressement et de participation dans les entreprises. Car c’est bien le sujet de cet évènement majeur que nous devons maintenant célébrer : l’accord de tous les syndicalistes et de tous les patrons sur le partage de la valeur.
Un évènement majeur
L’opinion publique n’aura peut-être pas mesuré l’importance de ce qui s’est passé la semaine dernière. En effet, tous les partenaires sociaux ont signé un texte qui certes ne sera applicable qu’en janvier 2025 et qui d’ailleurs sera officialisé dans un projet de loi préparé par la Première Ministre, mais qui rappelle d’une part que les syndicalistes « peuvent discuter », d’autre part que le partage de la valeur résume toute la philosophie du régime actuel.
Que quatre syndicats CFDT, FO, CFTC, rejoints avant-hier par la CGC-CEC (cadres) et deux organisations patronales (Medef et CPME) aient pu s’entendre est considéré comme une grande victoire de la concertation entre partenaires sociaux : « C’est d’abord un signal fort de maturité envoyé par les partenaires sociaux » (Roux de Bézieux, président du Medef).
La réforme était en effet décisive pour l’avenir de l’économie française, puisque son objectif, fixé depuis quelques mois par le ministre du travail Olivier Dusopt, dont on apprécie toujours la précision et la prospective, était de “poursuivre la simplification des dispositifs d’intéressement, de participation et d’actionnariat salarié et renforcer leur attractivité“.
Certes la réforme ne concerne que les entreprises sous forme de sociétés, et dont l’effectif est supérieur à 11 salariés, mais elle contient quelques dispositions dignes d’intérêt :
- Pour les entreprises de plus de 50 salariés et ayant réalisé un bénéfice net de plus de 1% de chiffre d’affaires, elle sera obligatoire
- Pour ces entreprises il y aura un partage supplémentaire quand elles auront réalisé des profits exceptionnels ; la réussite est en effet indécente
- La PPV Prime de Partage de la Valeur (naguère appelée prime Macron) est confirmée mais elle ne saurait être intégrée dans une exonération des charges sociales : ne pas chercher à combler les déficits de la Sécu.
- L’épargne salariale contenu dans les plans divers (PEE PERE PER) doit déboucher sur « des investissements responsables, les fonds prenant en compte des critères extra-financiers, comme des fonds labellisés ISR, “Greenfin”, Finansol. »
- Enfin, disposition majeure, il y aura trois nouveaux cas dans lesquels le titulaire d’un compte d’épargne d’entreprise pourra débloquer son avoir : « pour financer les dépenses liées à la rénovation énergétique des résidences occupées à titre principal, pour faire face aux dépenses engagées en tant que proche aidant et pour acquérir un véhicule “propre” (électrique ou hybride), neuf ou d’occasion. »
Mais la valeur partagée, quelle est-elle ?
Le texte vise expressément le bénéfice net, mais est-on sûr qu’il s(agit bien du vrai trésor à partager entre tout le personnel de l’entreprise. Les auteurs de l’accord ont-ils une nette vision de la valeur livrée au partage ?
Il nous semble que la définition de la valeur pourrait être fort différente suivant les personnes qui participent au partage : très restrictive pour ceux dont la part diminue, très extensive pour ceux qui reçoivent.
Partons d’une approche plutôt simple et élémentaire, elle est a priori celle de la plupart des Français naïfs : la valeur à partager serait tout ce qui reste à l’entreprise une fois que tous les coûts ont été couverts.
Il y a un double problème : quels coûts, quel reste ?
Parmi les coûts, y a-t-il ceux du travail ? Le partage consiste-t-il à augmenter les salaires, et les cotisations dites patronales sont-elles intégrées dans les coûts ? On sait que le « coût du travail » est en moyenne le double du salaire net. Les employeurs, à juste titre, protestent contre ce niveau de coût qui diminue leur compétitivité internationale. Ils trouvent en général la facture de la Sécurité Sociale très salée.
La facture du percepteur est également jugée très salée : les « impôts sur la production » n’existent pas dans la plupart des pays de l’OCDE. Il est bien prévu de les diminuer, sinon de les supprimer. Pour l’instant ils font bien partie des coûts.
Parmi les coûts, faut-il intégrer les intérêts que l’entreprise doit payer pour les crédits obtenus, par exemple de la part des banquiers ou (pour les sociétés) des obligataires. ?
Enfin et non le moindre, si tous les coûts précédents constituent à peu près la valeur ajoutée par l’entreprise, restent les « consommations intermédiaires » c’est-à-dire ce qui aura été payé aux fournisseurs les biens et services nécessaires à la production.
Dans des entreprises bien portantes, il y a, une fois la valeur ajoutée dégagée, un ultime reste, que l’on peut appeler bénéfice, résultat ou profit. Dans l’esprit de beaucoup des Français, ces valeurs ne sont pas des synonymes : bénéfice ou résultat aurait une connotation purement comptable : le résultat d’une soustraction (valeur ajoutée moins coûts). En revanche, le profit serait ce qui va dans la poche de l’entrepreneur individuel ou des associés et, dans les sociétés par actions, des actionnaires.
Et l’argent qui reste, à qui appartient-il ?
Il va de soi que ce qui va dans la poche des patrons ou actionnaires ne peut exister que s’il y a un reste, et la question est de savoir si cette appropriation du reste est ou non légitimée.
A la différence de la plupart des économistes du monde qui admettent que le profit est la rémunération du service rendu par l’entrepreneur, les partageux français ignorent cette réalité. Tout à l’opposé les économistes libéraux parlent de « l’art d’entreprendre » (entrepreneurship). Mais les partageux prennent argument de ce que disent Piketty et les économistes socialistes ! le profit serait la rémunération du risque pris par l’entrepreneur : de sorte que l’entrepreneur sera assimilé à un joueur (gambler) ou un parieur, ou peut-être même un rentier : il touche un revenu sans avoir travaillé. Mais si « travail » signifie contribution à l’activité de l’entreprise, ce que fait l’entrepreneur est toute autre chose : il a pour mission d’abord de réunir les facteurs de production nécessaires à la production, il doit trouver et les salariés et les prêteurs nécessaires, et cette recherche en amont doit s’ordonner en fonction d’une recherche en aval : quelles sont les qualités et les quantités des produits qui correspondent à un besoin solvable des clients ? Ces questions n’ont pour réponse que le marché, dont les signaux de prix et de profits indiquent la bonne direction, encore faut-il les interpréter, et voilà bien la mission entrepreneuriale. Cette mission est fondamentale, au point que l’on parle de « facteur résiduel », ce qui signifie que la valeur ajoutée n’est pas seulement celle du travail et du capital, mais de tout ce qu’apporte l’entrepreneur dans sa lecture du marché. Le profit est nécessairement marchand.
Arrêtons-nous aussi sur l’actionnaire, personnage honni des anticapitalistes, puisqu’il gagnerait de l’argent sans rien faire, il serait un rentier. En fait l’actionnaire fait quelque chose : il assure la « gouvernance » de l’entreprise ; il soutient les administrateurs (rémunérés par des jetons de présence) tant qu’il existe une preuve que le gouvernail est entre de bonnes mains, ce qui assurera des dividendes plus élevés, Ces dividendes peuvent d’ailleurs être immédiatement réinvestis dans l’entreprise : une entreprise qui fait des profits a apporté la preuve de son aptitude à lire le marché et rivaliser avec les concurrents, donc on peut lui faire à nouveau confiance dans la perspective de profits futurs. En revanche, quand les administrateurs de l’entreprise ne sont pas performants, l’actionnaire peut voter avec les pieds et vendre ses actions : les cours de l’entreprise diminuent et les administrateurs, tout comme les directeurs de l’entreprise vont perdre leur place.
Evidemment une approche idéologique fondée sur l’exploitation capitaliste et l’égalitarisme ne voit dans l’actionnaire qu’un « fripon » enrichi, et au détriment du salarié. Donc nous sommes alors dans la logique de la lutte des classes ; partager la valeur c’est prendre aux actionnaires pour donner au salarié.
Les mieux placés pour le partage
La conclusion de ce panorama fait apparaître que le salarié est en concurrence :
-avec la Sécurité Sociale à qui il surpaye don assurance maladie, retraite et chômage
-avec le fisc qui se sert sur la valeur du produit
-avec les banquiers et investisseurs qui fixent des taux d’intérêt sur les prêts qu’ils accordent
-avec les fournisseurs à qui on achète la consommation intermédiaire, et par les temps qui courent énergie, transport et métaux sont devenus très chers ;
-avec le patron qui prend une bonne marge
– avec les actionnaires qui confisquent le profit
Cette liste fait apparaître une position dominante pour certains concurrents : la Sécurité sociale et le fisc bénéficient d’un monopole légal, mais aussi les fournisseurs quand le marché local ou mondial avantage le vendeur. Il y a en revanche des concurrents moins protégés : le patron, mais surtout les actionnaires, déjà très riches et en voie de devenir des milliardaires, puisqu’on ne comprend pas à quoi servent les entrepreneurs, et à plus forte raison les actionnaires.
La solution est simple : prendre aux possédants pour donner à ceux qui n’ont que leur force de travail pour patrimoine. On met fin à l’exploitation et on restaure l’égalité : voilà la justice sociale.
Modalités du partage
Il reste maintenant à mettre en œuvre les principes précédents, bien qu’íls n’aient aucune valeur économique, sociale ou morale.
Il y a un procédé bien simple : agir par décret. C’est donc la puissance publique qui va fixer le niveau des salaires, et les ressources nécessaires pour les augmenter. Cette procédure est courante dans les pays de dictature, mais elle est de plus en plus pratiquée dans des pays dits libres. Par exemple on fixe un salaire minimum, et on le relève sans problème. On peut aussi décréter une hausse générale de tous les salaires, ou des salaires jugés trop faibles, trop loin du salaire médian.
La méthode du décret est choisie par les macro-économistes qui s’intéressent aux données globales. Ce faisant on ignore les situations micro-économiques : comment fonctionne l’entreprise, quels sont ses effectifs, ses qualifications, quelle est l’état de la concurrence sur le marché, quels sont les investissements, etc.
Une autre méthode est celle de la participation. Son inspiration n’est pas toujours très heureuse car nombre de ses partisans sont inspirés par le schéma marxiste de la lutte des classes. Si le capital et le travail s’opposent il n’y a qu’à les obliger d’avancer ensemble. Au passage rien n’est prévu pour les entreprises et les entrepreneurs, il est vrai que la participation peut se doubler de la planification ; c’est ce que les gaullistes, peut-être inspirés par le Conseil National de la Résistance (CNR) ont tenté avec les lois Debré.
Cette participation légale et obligatoire néglige également l’extrême diversité de la vie des entreprises. Elle a eu pour seule retombée utile d’apprendre aux salariés des très grandes entreprises ce qu’étaient les principes comptables : comment calculer les résultats si on doit les partager. En revanche la participation libre et choisie par des entreprises pionnières a pu donner des résultats satisfaisants. D’ailleurs se pose alors le problème du couplage de la participation financière et de la participation à la gestion de l’entreprise. La cogestion a été pratiquée en Allemagne (mitbestimmung) dans certaines grandes entreprises (énergie et mécanique) mais elle a été appliquée avec beaucoup de souplesse en fonction de l’activité et du comportement des syndicats.
Il est incontestable que le gouvernement actuel vise ce genre de réformes de l’entreprise. Mais, aujourd’hui comme au temps de Valéry Giscard d’Estaing avec la réforme Sudreau, pourquoi réformer des entreprises qui fonctionnent bien ?
En fait la rémunération des hommes dans l’entreprise ne peut être fixée par des personnes extérieures à l’entreprise. L’Etat doit respecter la vie privée des entreprises comme il doit respecter la vie privée des familles et des individus. D’ailleurs dans un grand nombre d’entreprises les rémunérations sont devenues de plus en plus individualisées, ce qui rend les syndicats furieux : d’une part l’égalité n’est plus la règle, d’autre part c’est l’arbitraire de la hiérarchie qui prévaut dans cette méthode. Les syndicats ont sans le savoir la nostalgie du corporatisme : tous les producteurs soumis aux mêmes normes pour produire, vendre, acheter, les syndicats étant les gardiens de la justice sociale – tout en s’arrogeant au passage quelques privilèges (comme bénéficier d’heures de non-travail et de ne pas être licencié).
L’approche du partage de la valeur relève d’une présomption fatale : connaître et imposer les recettes infaillibles du succès général. C’est au contraire en stimulant les progrès personnels, en améliorant le « capital humain » par la formation, par l’enrichissement des tâches, que les entreprises françaises peuvent devenir compétitives, mais évidemment il faudrait aussi avoir des salaires globalement améliorés, quelles que soient les entreprises, en éliminant les parasites que sont les prélèvements obligatoires, sociaux ou fiscaux.
C’est évidemment la seule réforme qui s’impose aujourd’hui mais, comme pour les retraites, on essaye tout, sauf ce qui marche.