Trois évènements récents nous invitent à une réflexion sur les liens entre nations et mondialisation :
1° Le débat, toujours en cours, sur l’organisation politique de l’Union Européenne élargie. Sans doute le « petit traité » a-t-il été ratifié par le Parlement français, alors que le projet de Constitution Européenne avait été rejeté par referendum en mai 2006. Mais à l’intérieur des 27 il n’y a pas de véritable consensus sur le contenu réel des pouvoirs transférés à l’Union, parce qu’il y a toujours un choix stratégique entre Europe-puissance et Europe-espace. Ce choix met en cause sans doute la souveraineté des Etats, mais aussi la puissance des coalitions redistributrices et protectionnistes. Une nation Européenne est-elle la meilleure réponse à la mondialisation ?
2° Depuis plusieurs années il est fait allusion à l’opposition entre la Vieille Europe et la Jeune Europe. La question qui se pose aujourd’hui est double :
Les pays de la vielle Europe réussiront-ils à se rajeunir, c’est-à-dire à vaincre les rigidités accumulées depuis des décennies par le jeu des groupes de pression et de la réglementation des Etats ?
-Combien faudra-t-il aux pays de la Jeune Europe pour vieillir ? On voit les syndicats de chez Dacia en Roumanie reprendre rapidement le modèle social français : il n’y a pas que les voitures qui viennent de France, il y a aussi les mœurs sociales, la législation sociale.
-Dans les nations européennes l’ouverture vers la grande société est en balance avec la défense des organisations conservatrices.
[…]
La mondialisation déclenche ainsi des réactions de rejet, qui mettent en avant la souveraineté nationale, la législation nationale, la production nationale. On serait tenté de conclure : nation contre mondialisation.
Nation Etat ?
Conclusion hâtive, car il y a depuis longtemps, en science économique et politique, voire en histoire, une ambiguïté fondamentale sur le concept de nation.
L’ambiguïté la plus lourde, et la plus fréquente, consiste à assimiler Nation et Etat. L’idée de souveraineté nationale et le « principe des nationalités » suggèrent qu’à toute nation doit correspondre un Etat. Or, il est certainement vrai que la mondialisation met les Etats en concurrence. Si on définit l’Etat comme une organisation jouissant du monopole de l’usage de la contrainte à l’intérieur d’un territoire donné, nul doute que la mondialisation lui porte un coup sinon fatal du moins sévère.
[1] Ce texte est celui d’une conférence que j’ai prononcée à Prague en avril 2008. J’ai hésité à vous infliger dix minutes de lecture mais d’une part rien n’a réellement changé depuis 16 ans, d’autre part je pense qu’il faut faire le tour complet du débat sur le souverainisme, débat qui est déjà au cœur de la vie politique française, mais prend un intérêt majeur dans la perspective des élections européennes.
Si les frontières sont ouvertes, cela veut dire que les gens, que les idées, que les techniques, que les capitaux, peuvent s’évader, et quitter le territoire d’un Etat jugé trop pesant pour aller vers des cieux plus cléments. Ainsi les paradis fiscaux sont-ils la réponse à une fiscalité paralysante et spoliatrice. Ainsi les délocalisations des entreprises sont-elles la conséquence d’un environnement local peu propice à la liberté d’entreprendre et au profit.
Ici, ce n’est pas la Nation qui est menacée par la mondialisation, c’est l’Etat – et seulement l’Etat. Car il n’y a aucune raison d’assimiler Nation et Etat. Cette assimilation n’est guère antérieure à la Révolution Française. En 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution, un slogan avait été lancé par certains inconditionnels de l’Etat : « Valmy, naissance d’une nation »
Ce qui laissait penser qu’il n’y avait pas eu de nation française avant que les armées révolutionnaires aient remporté une victoire militaire sur les Coalisés.
Le fait que l’Etat ne soit pas la Nation est purement logique. Car si l’Etat se définit par un territoire, rien ne dit que ce territoire ait des frontières correspondant à celles de nations. A la fin de la première guerre mondiale, des Etats nouveaux sont apparus, réunissant des nations différentes (la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie en sont des exemples), de même la décolonisation a créé de « jeunes nations » (comme on a dit à l’époque) qui séparait d’un trait de crayon des peuples qui avaient un passé et un dialecte communs, des liens familiaux et économiques étroits, etc. Ainsi le Bourkina-Fasso est-il séparé de la Cote d’Ivoire, ou la République Centrafricaine coupée du Tchad, le Niger du Mali, etc.
C’est dire que rien n’a été plus artificiel que ces frontières politiques, créant des Etats tout aussi artificiels.
Nation communauté
Si la Nation n’est pas l’Etat, qu’est-elle donc ? A-t-elle une réalité en dehors de l’Etat ?
Comme Renan ou Mises, on peut invoquer la communauté culturelle, ou linguistique, ou religieuse qui unit les peuples d’une même nation. Mais à ce prix la Suisse n’est pas une nation, et il n’existe pas non plus de nation américaine : des conclusions que l’on admettrait difficilement.
Les communautés d’un tel type existent pourtant de façon incontestable. Mais l’erreur de Renon et de Mises est de vouloir faire de la nation un tout homogène, une unité sans faille. Or, il n’existe pas une telle réalité sociale. La réalité est faite de cellules élémentaires plus ou moins agglomérées, qui finissent par converger vers une règle sociale admise par tous, parce qu’elle permet précisément de gérer la diversité, de permettre l’harmonie entre groupes ayant chacun leurs caractères spécifiques.
Au niveau de l’Europe, on voit que les régions ont bien plus de contenu culturel que les « nations ».
Fédération de Nations
La règle sociale commune peut consister à se donner une organisation commune du pouvoir, et conduit alors à la création d’une fédération politique. On peut appeler cette fédération Etat, ce n’est pas pour autant que l’Etat absorbe les nations qui l’ont créé. Il les unit, comme les Etats américains fédérés sont devenus des Etats-Unis. Encore les confédérés voulaient-ils pouvoir faire machine arrière, et le droit pour une nation de faire sécession a-t-il été débattu les armes à la main.
Quelle que soit la règle commune et les organisations qui unissent les nations, cette union ne peut se faire sans un consensus éthique. Il faut que tous aient la même conception du bien et du mal, des droits et des devoirs individuels. Cela fait la différence avec l’étatisme, où l’éthique n’est pas communément ressentie ni acceptée, mais définie par les gouvernants. En particulier les droits individuels ne s’imposent pas aux gouvernants, la raison d’Etat prévaut en toutes circonstances. C’est pourquoi on peut faire remonter la naissance de l’Etat moderne à Machiavel : la raison d’Etat est par exemple au dessus du droit naturel.
La conclusion de cette approche de la nation est la suivante : si l’Etat-nation est à coup sûr victime de la mondialisation, les nations, institutionnalisées ou non, peuvent être renforcées ou dissoutes par la mondialisation.
La Nation délivrée de l’Etat et des coalitions
C’est ce qui apparaît le plus clairement depuis que la mondialisation est à l’œuvre.
Nous avons évoqué la « vieille Europe ». A quoi doit-elle son déclin ? A la complicité entre l’Etat et les coalitions d’intérêts particuliers.
A travers l’Etat ces coalitions recherchent une redistribution des revenus en leur faveur, et finissent par réduire voire annihiler la croissance. Le phénomène a été particulièrement bien décrit par Mancur Olson, auteur de « La logique de l’Action collective » mais surtout (pour ce qui nous concerne) de « Grandeur et décadence des nations ».
Des coalitions se forment sans cesse dans une société ; l’action collective est toujours plus efficace que l’initiative individuelle, mais l’une ne peut exister sans l’autre. Ceux qui constituent une coalition auront une tâche plus facile s’ils regroupent des gens peu nombreux, ayant un fort intérêt personnel à l’action collective : les coûts d’organisation d’une telle coalition sont faibles, et il y a un avantage bien visible pour chacun des membres du groupe. Buchanan et Tullock ont expliqué ainsi que les coalitions dépensières (celles qui ont intérêt à l’apparition d’une dépense publique nouvelle) sont toujours plus efficaces que les coalitions de contribuables. La cohésion des groupes de pression est toujours très forte, elle se nourrit de l’excellence des résultats de la pression.
Ce mécanisme concerne tous les aspects de la vie sociale, et en particulier ceux qui touchent à l’économie. Ici les coalitions prennent la forme de cartels de producteurs, de syndicats de travailleurs ou de fédérations d’employeurs. Tous ont en commun de mettre en balance deux comportements : soit accepter les règles du marché concurrentiel et investir en productivité, soit échapper à la concurrence et au verdict du marché en investissant en cartellisation.
Le comportement concurrentiel n’est pas celui vers lequel penchent spontanément les gens coalisés, car la compétitivité exige de lourds efforts et une révision des habitudes. S’ils se coalisent c’est donc le plus souvent pour éviter la concurrence. Cependant le choix du comportement dépend aussi de la probabilité de leur succès. Or, leur démarche sera d’autant mieux assurée que les coalisés pourront avoir le pouvoir de leur côté. Grâce à ses outils de contrainte l’Etat réalise les objectifs poursuivis par les coalisés. L’Etat ne le fait pas toujours de gaîté de cœur : il a certes le désir de satisfaire les demandes des producteurs, mais il peut aussi songer au pouvoir d’achat des consommateurs. Le drame est que les consommateurs, comme on l’a dit, ne sont pas coalisés (sinon dans des associations de consommateurs inféodées ou inefficaces), tandis que les producteurs savent bien s’organiser. De la sorte, l’Etat va devenir, comme le disait Bastiat, « cette grande fiction sociale à travers laquelle chacun s’efforce de vivre aux dépens de tous les autres ». Voilà la machine redistributrice de l’Etat mise en marche par l’énergie des coalitions à vocation…redistributrice. Les moyens de cette redistribution sont bien connus : la réglementation, les privilèges (exemptions, monopoles), les prélèvements obligatoires.
Voilà qui risque de voler en éclats avec la mondialisation. Car si l’Etat peut imposer une redistribution forcée sur son propre territoire, il n’a plus autorité hors de ses frontières, et ne peut plus tenir ses citoyens en otages. La mondialisation a non seulement ouvert les frontières, mais elle a aussi réduit les coûts de transport et de communication, jusqu’à les rendre ridicules pour les télécommunications.
L’économie n’est plus géonomique
Dans les années 1950 un économiste français, François Perroux, avait imaginé un mot et un concept : « géonomie ». Il entendait par là que l’activité économique est tributaire du territoire où elle s’exerce, elle est liée à la terre, parce que les richesses agricoles et minières, les voies de navigation et de transport, les conditions climatiques, commandaient largement la prospérité des nations. Il avait sans doute raison, au moins en partie, à l’époque où il écrivait. Agriculture et industrie représentaient alors, suivant les pays, entre 60 et 90 % du produit national brut.
Aujourd’hui l’économie n’est plus géonomique du tout.
Déjà, à l’époque de la géonomie, le commerce « international » compensait les inégalités nées des contingences territoriales , il était, comme on dit, la réponse à l’immobilité des facteurs de production. Aujourd’hui le commerce s’est mondialisé, mais surtout la plupart des activités économiques ne doivent plus rien au territoire. L’économie est devenue virtuelle autant que réelle, la mobilité des facteurs de production est considérablement accrue.
En se déterritorialisant (si on peut dire ainsi) l’économie s’est désétatisée, puisque l’Etat se définit par une souveraineté territoriale.
L’Etat n’est même plus maître sur son territoire, dans la mesure où la fourniture de biens publics eux-mêmes peut être le fait d’entreprises, d’administrations ou de personnes étrangères. L’Etat est obligé de recevoir des diplômés qui ne sont plus « d’Etat », l’Etat voit s’installer dans ses villes des banques et des sociétés qui sont soumises à une législation qui n’est pas totalement la sienne.
Cette délocalisation de l’économie est intensément vécue au sein de l’Union Européenne, mais ce n’est qu’un des aspects du processus général de la mondialisation. Dans un pays de l’Union comme la France, 70 % de la réglementation est aujourd’hui née des directives de Bruxelles.
Certains Etats de l’Union ont renoncé à leur souveraineté monétaire pour constituer l’Euroland.
Les libéraux vont se réjouir de cette dégénérescence de l’Etat, ramené à de plus modestes dimensions, et obligé de réduire ses dépenses publiques et ses interventions.
Libre échange et innovation
Tous les bienfaits de la mondialisation ne s’expliquent pas par l’affaissement des frontières économiques. Certes, l’argument classique en faveur du libre échange est celui des coûts comparatifs et de la spécialisation internationale. Il est vrai que la pratique de la « division internationale du travail » peut conduire à des gains de productivité importants. Mais les gains ont été dans le passé d’autant plus important que l’économie était géonomique, et que les conditions physiques étaient diverses d’un Etat à l’autre. Aujourd’hui cet argument n’a plus grande valeur, et nous pouvons observer que plus de deux tiers des échanges commerciaux mondiaux sont des échanges « croisés » ou si l’on préfère des échanges intra-branches.
C’est que le véritable avantage du libre-échange est la mise en concurrence, et la possibilité d’étendre son champ de vision, d’être en contact avec des idées, des techniques, des institutions nouvelles. La concurrence et la diversité sont sources d’innovation, écartent les gens de leur routine, les amènent à changer en tenant compte des autres, en prenant en considération une communauté bien plus élargie que celle qui constituait le marché local, régional ou national.
Transfert et affaiblissement du pouvoir politique
Lorsque Mancur Olson s’interrogeait sur les raisons pour lesquelles l’Europe des Six, noyau constitutif de la Communauté Economique Européenne, avait connu une très forte croissance, il mettait en relief le transfert de pouvoir qui s’était opéré, des Etats membres vers la Commission de la CEE. Ce transfert a eu pour effet d’éloigner les responsables de la politique économique de l’influence des groupes de pression. Fort intelligemment les groupes de pression sont allés s’installer à Bruxelles. Mais leur pouvoir a été moindre, parce qu’il faut une coalition élargie à l’ensemble des pays pour obtenir un résultat efficace auprès de la Commission. Celle-ci, bénéficiant au demeurant du fameux « déficit démocratique » n’avait pas à prendre en compte un calendrier électoral ni à supputer ses chances de succès politiques. Le travail des coalitions est donc plus facile dans un espace national, et les entraves à l’innovation et à la croissance, par le jeu des protectionnismes et des réglementations, sont donc plus importantes. Les gouvernements nationaux sont plus sensibles à la réaction des groupes d’intérêt et s’inquiètent de leur baisse dans les sondages d’opinion.
L’illustration la plus spectaculaire de ce phénomène est dans le passage à l’euro. Dans certains pays, comme l’Italie, la banque centrale – aux ordres du gouvernement – avait été incapable de contenir la poussée des dépenses publiques et des groupes sociaux qui les provoquaient. La lire italienne n’a jamais pu rester longtemps dans le « serpent monétaire » européen, bien que l’on ait élargi en sa faveur la marge de fluctuation par rapport à l’écu. L’inflation a été la réponse logique au désordre social. Une fois l’euro installé, un écran a été mis entre les groupes sociaux italiennes et la monnaie, désormais gérée par une banque centrale européenne en principe soustraite aux ordres des gouvernements de l’Euroland. Du même coup, les rigidités de l’économie italienne ont été en partie éliminées, les dépenses publiques ont diminué, et la croissance est repartie. La forte pression des coalitions du Sud de l’Italie ont amené au pouvoir Romano Prodi, mais celui-ci ayant voulu respecter les objectifs de Maastricht et de Lisbonne, a perdu le soutien des gens du Sud. Mais la sanction politique est intervenue, et les groupes à vocation redistributrice du Nord vers le Sud ont perdu avec l’élection triomphale de Silvio Berlusconi.
Pourtant, en continuant toujours avec l’exemple de la monnaie, la mondialisation peut aller plus loin encore. Elle permet de mettre en place un marché financier sans frontière, et de créer des réseaux multinationaux qui peuvent échapper à tout contrôle de toute banque centrale. Certains le déplorent, parce qu’ils font confiance aux banques centrales pour la gestion macro-économique des flux monétaires. Mais cette confiance est assez mal placée quand on voit les erreurs commises ces derniers mois par la FED, et, à un moindre titre, par la BCE. On en vient peu à peu non seulement à l’idée, mais à la pratique de monnaies émises et circulant en dehors de toute banque centrale : c’est la privatisation de la monnaie préconisée depuis 1976 par Friedrich HAYEK, et reconnue comme solution sérieuse par Milton Friedman lui-même et quelques monétaristes.
Cette évolution laisse supposer que non seulement il y a transfert de pouvoir politique, mais aussi affaiblissement du pouvoir politique, puisque un droit considéré depuis des siècles comme un « droit régalien » est devenu un produit privé. La monnaie nationale disparaît certes, mais plus encore la monnaie publique. En généralisant, on va s’apercevoir qu’un nombre croissant de biens naguère considérés comme publics, et relevant de la seule compétence des gouvernants et de leurs administrations, sont en train de devenir marchands, et que ce qui était mal géré par des monopoles publics est fourni aux meilleurs conditions par des entreprises privées concurrentes. Ainsi en est-il des transports aériens, de l’énergie, de la poste, des chemins de fer, de l’enseignement et de l’université, le logement social. L’Etat a dû s’alléger, pour éviter de surcharger ses entreprises et ses ménages d’impôts trop lourds pour financer des dépenses publiques trop importantes.
Le recours à l’inflation et à la dévaluation étant désormais impossible, la solution des déficits et de la dette publique est elle aussi en train de s’évaporer. Reste alors à privatiser. Il est cependant certain que l’on n’est pas allé aussi loin que possible dans cette voie, et que des pans entiers de la vie économique et sociale vont basculer du public vers le privé : la protection sociale, avec l’assurance maladie et le système de retraites, la justice civile et commerciale, la sécurité, voire peut-être un jour la défense collective. Depuis plusieurs années, les analyses du professeur Bruno Frey nous ont familiarisés avec les FOCJ : Functional Overlapping and Competing Juridictions, Agences mondiales et concurrentes de nature à tenir des fonctions aujourd’hui assumées par la puissance publique. Peut-être l’évolution de la mondialisation nous conduira-t-elle vers ce genre d’agences, totalement étrangères à la logique du pouvoir, entièrement suscitées par la logique du contrat et du marché entre acteurs privés.
La revanche des Etats
Mais tout le monde ne l’entend pas de cette oreille, et bien au contraire, le pouvoir politique et les coalitions qui l’entourent veulent maîtriser cette mondialisation qui les gêne, voire même les menacent dans leur existence même.
Les Etats, un instant décontenancés, veulent maintenant prendre leur revanche.
A cet effet, la nation peut être un excellent prétexte : ici on tourne résolument le dos au libre-échange et on essaie de faire valoir une « exception nationale », des clauses de sauvegarde.
En France, on pratique ce sport depuis assez longtemps – ce qui vaut régulièrement à mon pays des mises en garde ou des pénalités de la part des autorités de Bruxelles, notamment choquées par la solidité des monopoles publics et le refus d’ouverture à la concurrence dans de nombreux domaines. La France a déjà fait valoir des clauses de sauvegarde dans le domaine culturel, ce qui a permis de continuer à subventionner des productions artistiques de mauvaise qualité, mais elle a aussi imaginé une exception française autour du concept de « service public à la française ». Le fait de refuser de voir dans le transport ferroviaire un bien marchand et d’en confier le monopole à une entreprise publique constituerait un choix de société propre à la nation française.
La culture du service public, inscrite dans l’âme des Français, leur interdirait tout recours à une procédure privée et concurrentielle. En réalité, ce sont surtout les grèves de cheminots capables de bloquer l’activité du pays pendant plusieurs jours qui expliquent « l’exception française », et les amitiés solides qui lient le monde du spectacle et la classe politique, et peut-être l’idéologie anti-américaine, qui nous valent le protectionnisme culturel.
Un pas supplémentaire a été franchi depuis quelques mois avec la résurrection du vieux principe du « patriotisme économique ». Les communistes français, en 1945, avaient fait une campagne très active sur le slogan « Achetez français ». On y ajoute maintenant un autre slogan « produisez français ». L’idée est venue, semble-t-il de l’Espagne de Zapaterro, avec la volonté de créer des « pôles nationaux » capables, par leur taille et leur interactivité, d’affronter la concurrence mondiale. Mais évidemment, ces pôles ne peuvent se constituer qu’au prix d’entraves au libre marché, et d’obstacles à la concurrence : subventions, primes d’installation, garanties des emprunts, réglementation sur mesure, tout est permis pour hausser ces pôles au niveau mondial. On croirait réellement lire du Frédéric List et sa thèse de « l’industrie dans l’enfance » : pour affronter la concurrence, commençons par la neutraliser !
La mondialisation étatisée
Cependant, les réactions protectionnistes ont une limite. Tous les pays ne versent pas dans le travers du patriotisme économique, les écarts de compétitivité se creusent et les erreurs du protectionnisme apparaissent bien vite. Au dessus des Etats demeure toujours le grand juge du marché mondial.
Pour être pleinement efficaces, les Etats et les coalitions doivent donc nourrir des ambitions plus hautes. Pourquoi ne pas reporter au niveau mondial les principes d’organisation naguère en vigueur au niveau national ?
Il est facile d’incriminer le marché mondial pour son absence de règle. Apparemment, tout est permis, il n’y a aucun gendarme du marché, seul le marché est son propre gendarme. Il faudrait donc mettre en place des institutions mondiales chargées d’organiser et surveiller les échanges mondiaux. Sans doute existe-t-il l’Organisation Mondiale du Commerce, le Fonds Monétaire International, les divers organismes sous la coupe de l’Organisation des Nations Unies. Mais on leur fait volontiers le reproche d’œuvrer dans le sens de la concurrence et du marché, et de ne pas être en mesure d’imposer une politique économique et financière mondiales. De plus, les Etats n’ont pas dans ces organisations la place qu’ils souhaiteraient avoir, tout au contraire la présence des Etats-Unis y semble trop pesante. Suspectées de libéralisme et d’américanisme, ces institutions mondiales ne sont donc pas les bonnes.
La solution est donc de recréer au niveau mondial tous les privilèges perdus au niveau étatique.
Si cette solution paraît très lointaine à court terme, elle peut toutefois s’envisager et d’amorcer au niveau continental, et la construction européenne est un excellent galop d’essai. Il semble que l’on soit déjà parvenu, à travers le « petit traité », à travers l’euro, à se donner un embryon d’Etat européen, et à réserver à son côté la place de grandes coalitions. La coalition syndicale européenne est déjà effective avec la Charte Sociale Européenne. Récemment à Lubljana les grands leaders ont défilé côte à côte.
Le cartel des agriculteurs a survécu à la réforme de la politique agricole commune. Enfin et surtout, la coalition verte nous a valu une réglementation drastique en matière d’énergie, de pollution et d’hygiène. L’écologie est une excellente réplique à la mondialisation, car elle a une vocation planétaire – comme la mondialisation économique – et qu’elle procède par réglementations et décrets centralisés au lieu d’obéir aux lois du marché.
Une autre réplique est celle de la coopération contre le terrorisme, car elle a une dimension financière, autorisant les autorités des divers pays à se coaliser pour contrôler les mouvements de capitaux et faire la chasse aux paradis fiscaux.
La limite à ces réactions étatiques vient de la complexité d’obtenir un consensus au fur et à mesure que l’espace considéré s’élargit. Il faudrait d’abord que tous les gouvernements aient la volonté de créer une autorité politique supranationale, il faudrait ensuite qu’ils soient d’accord sur la politique à mettre en place, il faudrait enfin que les coalitions de chaque pays aient les mêmes intérêts que celles des autres. Les syndicats tchèques ou polonais ont-ils avantage à faire grève par solidarité avec les français, alors que ce sont les grèves françaises qui donnent travail et croissance aux Tchèques et Polonais.
La pression d’un groupe cesse au point précis où les conséquences de la redistribution recherchée aboutissent à affaiblir la croissance du groupe lui-même. Il arrive un moment où le gâteau est tellement partagé qu’il finit par diminuer de taille, et finalement une part même plus grosse du gâteau laisse un plus petit morceau. Les problèmes d’optimum collectif ou la stratégie du maxi-min sont bien plus délicats dans un espace de redistribution élargi.
Les Etats et les coalitions sont donc amenés à se rabattre sur un second best, qui est l’harmonisation progressive des règles du jeu économique et social. En particulier l’harmonisation fiscale est réclamée à cor et à cris. Mais la concurrence fiscale bénéficie à tellement de gens au sein de l’Europe, à commencer par les millions de consommateurs et d’épargnants, qu’elle ne cessera pas de sitôt, en dépit des pressions exercées par la Commission de Bruxelles et par l’OCDE. Le régime fiscal est certainement la marque la plus profonde des cultures nationales diversifiées.
L’étude présentée par l’IREF il y a trois ans démontre que la structure de l’impôt et des dépenses publiques est aussi diverse qu’est l’Europe elle-même, et que toute unification ne peut être que forcée. Ce qui est bien la preuve que ce qui menace les particularismes nationaux, c’est beaucoup plus l’étatisme, à tous les niveaux, que le marché.[2)
[2] IREF : Index of fiscal decentralization, Summary findings Victoria Curzon Price and Jacques Garello, Rome, Janvier 2004.
Diversité et ordre spontané
Finalement, notre réflexion tourne autour du débat fondamental entre ordre créé et ordre spontané. Le marché, c’est l’ordre spontané, c’est un phénomène caractéristique d’une société ouverte, qui gère la diversité par l’échange, qui compense la division du savoir par la complémentarité mutuelle, chacun rendant service aux autres. Seul de tous les grands classiques Frédéric Bastiat avait compris que l’économie est échange de services, qu’elle n’existe que parce que nous ne pouvons satisfaire nos propres besoins qu’en satisfaisant ceux des autres.
La mondialisation est dans une logique de marché, elle en est aussi la condition première.
Par contraste, de nombreuses personnes ont intérêt à se coaliser pour créer un ordre social qui soit à leur avantage, qui maximise sans effort leurs intérêts – bien évidemment aux dépens des autres, et aux dépens de la croissance.
Les nations, prises au sens noble du terme, déclinent quand le climat social est fait de la lutte de tous contre tous, de la lutte pour la redistribution, faisant de l’économie un jeu à somme nulle. Les nations prospèrent quand elles se donnent les institutions qui permettent aux divers intérêts de s’harmoniser, quand le bien commun est garanti, permettant à chacun de progresser pour le plus grand bénéfice de tous.
Le monde n’est pas riche de son unité, il est riche de sa diversité. Créer un nouvel ordre mondial n’est pas un progrès, mais une utopie qui empêche les gens de voir le futur là où il est : dans l’ordre mondial spontané du libre marché, porteur de l’harmonie des nations et de la compréhension des peuples.