Depuis le numéro 1199 de mars 2014 la Nouvelle Lettre a consacré 40 articles à l’Ukraine. Mon éditorial titrait « Si vis pacem para bellum » et je soutenais que Poutine, en envahissant la Crimée, avait déclaré la guerre à «un Occident désarmé militairement, désarmé spirituellement ». Dix ans plus tard, à l’invitation de l’Elysée, des personnalités européennes se réunissaient pour se demander si l’Ukraine n’était pas sur le point de perdre la guerre. C’est qu’en dix ans le réarmement militaire et spirituel de l’Occident ne s’est pas produit.
Europe divisée
L’Occident le plus proche de la Russie, c’est l’Europe.
Que peut apporter l’Europe à l’Ukraine ? C’est certainement un soutien sentimental, le président Zelenski a été chaleureusement reçu à plusieurs reprises depuis qu’il a pris le pouvoir1. Mais depuis quelques semaines il doute sérieusement d’un soutien militaire suffisant. L’Ukraine manque d’avions, de munitions, de missiles, de drones, et ses troupes sont insuffisantes et épuisées par l’héroïque résistance.
1 Il a succédé à Porochenko, au pouvoir au moment de l’invasion de la Crimée
Y a-t-il d’ailleurs une politique européenne ? L’Europe est divisée, et profondément. Il y a d’abord la coalition des Allemands, des Polonais, des Baltes, des Scandinaves : la Russie est leur voisine, ils voudraient une pression diplomatique plus forte. Mais l’Union Européenne présidée par Ursula von der Leyden dispute la conduite de la diplomatie à la France car l’Elysée veut parler aussi au nom de l’Europe (c’est le sens de la réunion de Paris), elle a d’ailleurs été chaleureusement accueillie à Kiev ces jours derniers. Mais quel pouvoir véritable Bruxelles et Paris peuvent-ils opposer à l’agressivité de Poutine ?
L’Europe et l’OTAN
Militairement c’est l’OTAN qui peut unir les partisans de l’Ukraine, mais à Vilnius l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN a été remise à plus tard…quand la guerre sera finie d’après les statuts de la noble institution. D’ailleurs quels sont les liens entre l’OTAN et l’Europe ? Pendant des décennies, l’OTAN a défendu la liberté des peuples du monde entier sans que l’Europe participe au financement ni à l’équipement ou l’entraînement de l’OTAN : pas la moindre participation des Allemands, tandis que notre Président déclarait l’OTAN « en mort cérébrale ».
L’Europe et les Etats Unis
Le plus grave c’est que l’OTAN sans les Etats Unis ne signifie rien. Certes pour la première fois depuis dix ans des manœuvres communes sont organisées cette année sur lr sol européen, le secrétaire de l’OTAN est un homme décidé, compétent, et conscient de la menace russe. Mais c’est bien maintenant à Washington que l’Ukraine est menacée. Elle est même doublement menacée : par Biden et par Trump. Il est lamentable que le sort de l’Ukraine soit lié à la campagne électorale actuelle. D’une part les 60 milliards prévus pour soutenir l’effort de guerre ukrainien sont bloqués par le Congrès, le budget fédéral est déjà en très lourd déficit, et Joe Biden ne peut se risquer à soutenir à la fois l’Ukraine et Israël, bien qu’il ait assorti son soutien à Israël à la constitution d’un Etat palestinien – comme la France, et contrairement à la volonté de plusieurs pays européens, dont l’Angleterre bien sûr mais aussi certains pays de l’Union (comme l’Italie et les pays du Nord et d’Europe Centrale). D’autre part la perspective d’une Présidence Trump, très vraisemblable, signifie l’isolationnisme américain : l’Amérique d’abord, la garde aux frontières du Sud et du Pacifique sera prioritaire : les Européens n’avaient qu’à se mobiliser au lieu de compter les Etats Unis.
L’Occident face à ses destructeurs
Beaucoup de gouvernements mais aussi beaucoup de peuples en Occident ont pris conscience de l’attaque frontale de la civilisation qui avait à peu près survécu après les deux guerres mondiales et avait vécu la chute du mur de Berlin. La civilisation c’est la liberté, mais aussi la responsabilité, la propriété et la dignité des êtres humains. Des millions de personnes sont mortes pour la défense de ces valeurs, des civils aussi ont été tués dans ces guerres incessantes, depuis un demi-siècle le monde n’a jamais été en paix.
Le changement actuel c’est la coalition entre Téhéran et Moscou, entre l’islamisme radical et le communisme totalitaire. L’œuvre destructrice a pris une nouvelle dimension au Proche Orient, il s’agit cependant d’une guerre mondiale, qui prend maintenant la dimension d’une guerre du Sud contre le Nord, avec le soutien de la communauté Brics et des instances internationales autour de l’ONU.
La menace est-elle bien comprise en Occident ? Les manifestations en faveur des Palestiniens se sont multipliées, l’anti-civilisation s »’exprime aux Etats unis avec le wok, maintenant exporté en Europe. Le court terme des loisirs et du confort l’emporte sur toute vue à long terme, paradoxalement dans une population vieillissante. Le désarmement spirituel est visible, alors que le fanatisme religieux anime les barbares.
Economie de guerre et dictatures guerrières
L’Ukraine manque des armes nécessaires à sa survie. Mais comment passer en peu de temps d’une économie marchande à une économie de guerre ? Le marché mondial est menacé par l’attaque contre l’Occident, il résiste pour l’instant compte tenu des liens commerciaux tissés depuis un demi-siècle. Nulle souveraineté nationale ne peut survivre, la Chine elle-même a besoin du reste du monde, et Trump en dépit de son isolationnisme dépendra de l’Amérique Latine et des pays d’Asie et du Pacifique.
Le vrai problème est que l’économie de guerre existe dans le camp des barbares. Si la Russie manque de chars ou d’obus, elle peut imposer à sa population une baisse de sa consommation civile, les tsars ont toujours écrasé leur peuple, Lénine et Staline n’ont pas hésité à sacrifier des millions de Russes sur l’autel du communisme. Mais les russes peuvent aussi compter sur les armes fournies par la Corée du Nord, une économie qui n’est qu’une économie de guerre, fabriquant des armes pour le Kremlin. Cela signifie que les armes ne sont produites en masse à l’heure actuelle que dans les dictatures les plus totalitaires, insensibles aux besoins de peuples asservis. L’Iran est également un bon fournisseur d’armes, c’est Téhéran qui a équipé le Hamas, le Hezbollah, les Houthis. La guerre et la dictature vont toujours de pair, la paix et la liberté vont toujours ensemble.
Sauver la paix et la liberté
Il existe en effet un moyen pour l’Occident d’échapper à un destin fatal. C’est de réveiller la conscience des peuples qui ont oublié les exigences de la liberté. Peut-être le temps est-il compté, mais qu’en savoir ? « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer » : sage maxime. Beaucoup d’Ukrainiens ont fui leur pays, et ont cru échapper à l’attaque mondiale, ils ne sont pas mieux protégés en France qu’en Ukraine. La fuite n’est pas la solution quand il y a urgence. La fuite la plus dramatique est d’ailleurs l’idéologie écologiste, qui a dérivé les esprits vers la peur : la nature est menacée par les activités humaines, et l’Europe doit s’occuper de sauver la planète avant de sauver l’Ukraine.
La raison principale d’espérer est au contraire d’avoir confiance dans l’être humain.
C’est le courage et l’engagement qui s’imposent. C’est une des raisons pour lesquelles la civilisation a digéré des décennies, voire des siècles de barbarie, y compris pendant les « temps modernes », débutant avec les guerres de religion.
L’être humain est « l’ultime ressource », qui a permis d’innover, de progresser. L’Occident bénéficie d’un capital humain considérable, mais il faut l’entretenir et l’élargir à plus de personnes. Les chances d’une « grande société » ont augmenté depuis cinquante ans, car l’espace s’est élargi et les gens se sont mieux connus, à travers le « doux commerce » facteur de paix et de compréhension entre les peuples.
Ce ne sont pas les Etats ni les gouvernants qui peuvent montrer le chemin, parce que la situation présente leur est largement due, et les hommes providentiels n’ont existé que parce que leurs peuples étaient résistants, et même héroïques : tel Churchill. Le chemin de la liberté est à base d’éducation, d’effort et de mérite personnels, de respect et de solidarité pour les autres : tout ce qui s’appelle la dignité.