90 % des Français au moins ne savent pas ce qui s’est passé le 13 mai 1958 : trop jeunes pour cela. Les 10 % qui savent ne s’en rappellent plus très bien, et une infime minorité mesure l’importance actuelle de ce qui s’est passé à Alger ce jour là.
Ce qui s’est passé
Ce qui s’est passé, c’est que les partisans de l’Algérie française étaient ce jour-là invités à une nouvelle manifestation pour protester contre la politique du gouvernement de Félix Gaillard, Président du Conseil de la 4ème République, mais aussi et surtout pour protester contre un nouveau crime commis par l’armée tunisienne qui venait d’exécuter trois soldats français prisonniers1.
Ce crime s’inscrit dans la guerre que la Tunisie de Bourguiba menait contre la France depuis le début de l’année 1958 à l’initiative de Foster Dulles, Chef du Département d’Etat des Etats Unis. Bourguiba avait laissé l’Armée de Libération Nationale algérienne (ALN) s’installer dans le village de Sakiet Sidi Youssef, à la frontière du département français de Constantine (et de la ville de Souk Ahras). A partir de Sakiet l’ALN avait bombardé à plusieurs reprises des avions français dans le ciel algérien, elle faisait passer les armes nécessaires à ses willayas en Algérie en pilonnant le territoire français, et le 11 janvier1958 elle avait organisé une embuscade en territoire algérien et exterminé 15 soldats français, achevés de façon inhumaine. Le général Salan, commandant l’armée en Algérie avait obtenu du général Ely et du ministre de la Défense Jacques Chaban Delmas l’autorisation de répondre désormais à toute nouvelle agression de l’ALN. Salan a décidé le 8 février 1958 de bombarder le camp ALN installé à Sakiet, en prenant soin évidemment de ne pas atteindre la population civile, ce qui est facile puisque le camp est à la périphérie du village. Mais il en est ce bombardement comme de l’invasion de Poutine en Ukraine : Bourguiba inverse les responsabilités en accusant la France d’avoir tué plus de 800 civils, dont évidemment des enfants, des écoliers, et il fait circuler les photos d’une école qui est en fait la veille école abandonnée depuis longtemps et proche du camp ALN. Inutile de dire que les mensonges de Bourguiba sont de même nature que ceux qui sont diffusés par le Kremlin depuis un an.
Toujours est-il que les manifestants d’Alger, invités à se rendre au monument aux morts, sont très remontés, et ils ont la surprise de voir Pierre Lagaillarde (président des étudiants et officier récemment rendu à la vie civile) en tenue parachutiste, accompagné de quatre harkis eux aussi en tenue et tenant leur mitraillette. Alors que les représentants de l’association des anciens combattants demandent par micro à la foule de cesser la manifestation et de se retirer, Lagaillarde et Joseph Ortiz, le chef algérois des poujadistes, entourés de leurs étudiants et leurs militants, montent rapidement les escaliers qui mènent au « GG »2 Le bataillon de parachutistes qui stationne devant les grilles du GG ne veut pas tirer sur les manifestants, qui prennent un des GMC stationnés, enfoncent les grilles et pénètrent dans le bâtiment (à cette heure désert). Lagaillarde paraît au balcon du 1er étage et encourage ses « troupes » à envahir le bâtiment. C’est sur le coup une excitation collective : les envahisseurs jettent par les fenêtres des papiers, des dossiers, et même des machines à écrire (les black blocs font nettement mieux aujourd’hui). Il faut attendre trois bonnes heures pour que les parachutistes de la 10èmedivision, commandée par le général Massu, viennent déloger la plupart des occupants, mais certains vont pouvoir rester et constituer avec Massu le « Comité de Salut Public ». Dans la nuit deux évènements se produisent ; d’une part à Paris les députés investissent Pierre Pflimlin comme Président du Conseil (après que Georges Bidault et René Pleven aient renoncé), d’autre part à Alger quand Massu apparaît à son tour au balcon pour annoncer que le Comité de Salut Public a fait appel au « plus grand des Français » le Général de Gaulle. En dehors des gaullistes, qui avaient déjà projeté plusieurs complots pour faire revenir le Général au pouvoir (dont Léon Delbecque et Lucien Neuwirth qui se sont propulsés au GG) , nul ne pensait à cette issue de la manifestation ! Les quelque deux mille étudiants et manifestants qui étaient assis au bas du GG en sont sidérés. Il faut dire que les Pieds Noirs n’avaient pas beaucoup de sympathie pour le brave Général3.
Mais nous voilà maintenant amenés à une réflexion sur la genèse et sur la suite des évènements.
Pourquoi le coup d’Etat ?
L’origine de ce coup d’Etat est le renversement de la position du dictateur de la Tunisie Bourguiba, et de la façon dont il a pu devenir l’allié de l’ALN et le belligérant contre la France. Bourguiba avait pris la tête de la Tunisie à l’issue d’un accord passé avec le gouvernement français le 20 mars 1956 (signé par le premier ministre Tahar Ben Ammar et le Ministre français des Affaires Etrangères Christian Pineau). Cet accord non seulement prévoyait la pleine indépendance de la Tunisie (préparée par Pierre Mendès France et Edgar Faure) mais aussi une pleine interdépendance militaire : l’armée tunisienne bénéficiait de la présence et de l’aide de l’armée française, installée en particulier à Bizerte (ville au Nord de Tunis). Après l’expédition franco-anglaise sur Suez en juillet 1954, les Américains prennent en mains la politique méditerranéenne. Foster Dulles est persuadé que si la paix ne revient pas en Afrique du Nord (que les Américains avaient libérée aux côtés des Français en 1942) l’OTAN en serait affaiblie et les communistes pourraient ainsi devenir les maîtres de la Méditerranée. C’est lui qui influence Bourguiba. Pour que l’affaire soit acceptée par la communauté internationale Bourguiba a donc fait en 1958 le montage autour du bombardement de Sakiet Sidi Youssef, faisant passer pour un crime de guerre ce qui en fait n’était qu’une riposte aux véritables crimes commis par l’armée tunisienne et l’ALN. On peut observer ici deux choses : les méfaits de la diplomatie américaine des Etats Unis qui veulent gouverner la guerre et la paix, y compris contre leurs alliés naturels anglais et français, et l’art de maquiller l’histoire puisque désormais tout le monde croira et écrira que c’est la France qui avait commis une atrocité – d’ailleurs Tunisiens et Marocains ont longtemps fêté l’ indépendance de la Tunisie le 8 mars.
De 1958 à 1962
La suite des évènements nous conduit jusqu’en 2062, voici les enchaînements historiques véritables :
– 29 mai 1958 : investi par l’Assemblée Nationale le 28 mai avec l’accord du Président Coty, Charles De Gaulle est chargé de prendre la tête d’un gouvernement doté des pleins pouvoirs, et de préparer la Constitution de la Vème république, l’Assemblée se mettra en congé pendant six mois
– 4 juin : De Gaulle à Alger « Je vous ai compris » : en apparence l’Algérie restera française, et les diverses communautés vont s’unir fraternellement, comme en atteste l’immense foule massée devant le GG et les abords
– 23 août : De Gaulle à Brazzaville : il annonce la fin de l’Empire français, le processus de décolonisation est amorcé
– 9 juin 1959 : Après plusieurs mois de négociations secrètes (notamment grâce au Bachagha Boualem), Si Salah, commandant la Willaya 4 (Alger et Kabylie) rencontre le Général De Gaulle à l’Elysée, il demande la « paix des braves » que le Général avait évoquée en septembre 1958. De Gaulle refuse.
– 8 janvier 1961 : après l’acceptation du referendum « pour l’autodétermination de l’Algérie » De Gaulle amorce la négociation sur l’indépendance de l’Algérie. Ses « interlocuteurs valables » sont les membres du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne)dont certains sont alors à Tunis, mais certains autres ont été arrêtés au cours d’un voyage aérien par un « piratage de l’Armée Française » en octobre 1956 et sont emprisonnés en France5
– 16 mars 1962 : signature des accords d’Evian. Dans sa hâte De Gaulle concède la pleine propriété du Sahara à l’Algérie indépendante alors qu’il était prévu une Organisation Commune des Régions Sahariennes (OCRS)6
– 21 Avril 1961 : putsch des généraux, naissance de l’OAS (organisation Armée Secrète)
– 5 juillet 1962 : indépendance de l’Algérie : un million de Pieds Noirs quittent l’Algérie, massacres à Oran, mort de 250.000 harkis tués par la glorieuse ALN, mise en place d’une dictature qui est toujours au pouvoir en 2023.
Liste des retombées très actuelles
Evidemment, nous sommes en 2023. Pourquoi s’arrêter en chemin ? Ce serait dommage parce que les retombées historiques du 13 mai sont bien présentes à ce jour
1°Contrairement à ce que pensaient Foster Dulles et les Américains, la paix au prix de l’indépendance des pays maghrébins a permis à l’URSS d’assurer sa présence en Méditerranée : non seulement les bateaux soviétiques se sont installés à Oran, mais l’Algérie en particulier a été envahie par les coopérateurs venus de l’URSS et du Comecon : enseignants, médecins, ingénieurs. Un accord lie les prix du gaz algérien et russe, encore aujourd’hui. Actuellement la Turquie et la Chine ont pris le relais avec le bonheur qu’on sait.Bientôt les Noirs africains occuperont le Maghreb contre les occupants actuels jadis envahisseurs et colons.
2° Le peuple algérien, qui s’est multiplié par six, ne connaît ni la démocratie ni la croissance économique. Il est vrai que le Président français s’en excuse, son devoir mémoriel l’autorise à dénoncer les crimes contre l’humanité dont la France s’est rendue coupable pendant un siècle et demi de colonisation. Aujourd’hui les ressources énergétiques, minérales, touristiques, humaines de ce merveilleux pays d’Algérie sont perdues pour le peuple algérien et pour le monde entier.
3° Les Algériens devaient rester chez eux, et nous chez nous : c’est ce qui a fait le succès des referendums en faveur de l’autodétermination d’abord, des accords d’Evian ensuite. L’immigration massive et incontrôlée des Algériens s’est accélérée, la deuxième voire la troisième génération est persuadée que l’armée algérienne a gagné la guerre contre la France. L’assimilation et le travail d’un quart des immigrés algériens peuvent être salués, mais les trois autres quarts ont versé dans le communautarisme qui prend de plus en plus des allures de conquête musulmane, le port du voile est devenu militant, et les revendications égalitaristes remettent en cause la culture et les religions européennes (ou ce qu’il en reste).
4° La guerre en Ukraine met en évidence les erreurs d’une organisation mondiale à partir de l’unilatéralisme (américain ou occidental), mais aussi de la guerre froide (OTAN-URSS), et le multilatéralisme annoncé se heurte à plusieurs graves incertitudes : jusqu’où la Chine ? Pourquoi pas « le Sud » ? Où va l’Inde ? L’Europe a-t-elle sa place ? Quid de l’Iran et de l’Arabie Saoudite ? Toutes ces questions se ramènent à une conception sans foi ni loi des relations internationales. A l’inverse la foi libérale plaide pour que les Etats cessent de s’occuper des échanges libres et spontanés que des individus, producteurs et consommateurs, peuvent réaliser entre eux, les seules périodes assez courtes de paix mondiale ont été celles du libre échange et du libre commerce.
5° L’alternance mondialiste et humaniste ne peut se produire sans un sursaut moral et spirituel des nations civilisées. Aujourd’hui paralysés par la peur, distillée à souhait par les gouvernants, agités par le nihilisme woke et la philosophie post-moderne, diminués par la baisse des niveaux et des projets par obsession de l’égalitarisme, les gens de toutes conditions ont renoncé et accepté la servitude volontaire. Beaucoup de Français, comme jadis une majorité de pieds-noirs après le 13 mai, ne veulent pas ou ne savent pas réagir en temps voulu. Ils n’ont plus qu’une très courte vue et laissent le champ de leur futur envahi par les mensonges et les délires d’une classe dirigeante dépourvue de savoir mais avide de pouvoir.
Tout cela est très contemporain, très actuel, et nous dicte notre devoir : sauvons la liberté, la responsabilité, la propriété et la dignité de l’être humain tant que nous pouvons encore le faire.
1Sergent Robert Richomme, soldats René Decourteix et Jacques Feuillebois cf. aussi Jacques Valette dans la revue Guerres mondiales et conflits contemporains, n°233 janvier 200
2Ainsi nomme-t-on le palais du Gouvernement Général, puisque les départements d’Algérie sont soumis à cette autorité chargée de transmettre et faire respecter les ordres du gouvernement de Paris.
3 Cf notre article du 10 mai 2023 8 mai : mémoriel, politique ou idéologique ?
4 Opération Mousquetaire déclenchée parce que Nasser, dictateur (raïs) de l’Egypte a déclaré la nationalisation du canal de Suez. L’opération est stoppée par la menace de la 6ème flotte américaine, sur ordre de Foster Dulles
5 A. Ben Bella, Mohammed Khider, Aït Ahmed Hocine, Mostafa Lacheraf et Mohammed Boudiaf ; emprisonnés jusqu’en 1962 à l’île d’Aix puis aux châteaux de Turquant et d’Aunoy. C’est Belkacem Krif qui mènera les négociations des Accords d’Evian. Sur les accords d’Evian, leur négociation mais aussi leur impact actuel on ne manquera pas de lire le récent ouvrage de Henri-Christian Giraud «Algérie : le piège » Perrin éd. 2023
6 De Gaulle voulait absolument se présenter en décolonisateur pour donner à la France la tête d’une troisième puissance politique mondiale, celle des non-alignés. Cette troisième voie a été clairement expliquée dans le fameux discours de Phnom Penh 1er septembre 1966. On sait ce qu’il est arrivé au Cambodge du non-aligné Pol Pot.