Depuis quelques semaines la valeur travail est souvent évoquée. La réforme des retraites est l’occasion pour les uns de se demander si les Français ne devraient pas travailler plus longtemps, pour les autres de déplorer de prolonger une vie de travail pénible et sans joie : être enfin heureux sans travailler. Pour les jeunes on s’étonne de leur refus apparent de se mettre au travail : préférer la précarité, les allocations éventuelles plutôt que d’accepter des offres d’emplois toujours considérés comme trop mal payés et pas assez dignes. Et, de façon générale, un arbitrage d’une grande partie des Français, même de condition modeste, est en faveur des loisirs plutôt qu’aux heures supplémentaires : les RTT, la semaine de 35 heures, les ponts sont les bienvenus, même si les loisirs coûtent cher : alors pourquoi ne pas gagner plus en travaillant moins ?
Les définitions de la valeur travail : c’est mal parti
Paradoxalement c’est bien le fondateur tenu pour créateur de la science économique qui a égaré les générations suivantes sur la nature de la valeur travail. Dans la Richesse des Nations (1776) Adam SMITH ne propose pas moins de trois définitions différentes de la valeur travail.
Le travail incorporé : la valeur d’un produit se mesure au nombre d’heures de travail qu’il a nécessité.
Le travail épargné : la valeur d’un produit se mesure au nombre d’heures de travail qu’il a épargnées. Je suis prêt à acheter un produit parce que son coût est inférieur à la peine qu’il me faudrait pour le produire moi-même.
Le travail échangé : la valeur d’un produit se mesure à l’appréciation par chacun des échangistes de ce qu’il gagne et de ce qu’il perd en achetant le travail de l’autre.
On peut facilement observer l’incohérence entre les trois propositions. Malheureusement c’est la première des trois qui sera retenue : d’abord par Ricardo, ensuite par son disciple direct Karl Marx (dont on a pu dire qu’il était le dernier des classiques). Cette définition ignore totalement le contenu personnel et psychologique de la valeur, elle implique une économie sans échange, un travail mesuré en unités d’heures passées, quels que soient l’intérêt et le besoin du produit fabriqué, et quel que soit le travailleur. Marx se réfèrera à une heure de travail « socialement utile », elle est toujours mal payée par un employeur qui détient les machines (outils de production, capital de l’entreprise) et donne au salarié une rémunération juste suffisante pour sa survie et sa reproduction. La différence entre prix d’un produit et rémunération minimale du salarié est le profit. Le salarié avait donné une valeur économique nouvelle, cette plus-value est désormais confisquée, dans la poche du capitaliste.
L’échange et le marché n’apparaissent qu’avec la deuxième définition. Ici il y a déjà une appréciation subjective, un choix personnel : ai-je intérêt à produire ce bien ou à l’acheter ? Je compare ce qu’il faudrait que je travaille pour me le procurer et ce que me facture en heures de travail celui à qui je l’achète. Mais le calcul de la valeur des heures de travail est encore à la base de la décision du travailleur. Il est certain toutefois que cette conception est déjà plus proche de la pensée profonde d’Adam Smith, qui a consacré son premier chapitre de La Richesse des Nations à la « division du travail » : le travail partagé est toujours plus efficace que le travail totalement effectué par une simple personne : faire fabriquer une épingle par un seul opérateur conduit à un nombre d’épingles ridiculement faible à la fin de la journée de travail. Au contraire mettons dix opérateurs, dont chacun assurera une partie de la fabrication, et on pourra avoir plusieurs centaines d’épingles par jour.
Cependant, seule la troisième définition correspond à la vraie pensée d’Adam Smith. Pour cela il faut remonter à un ouvrage écrit 17 ans plus tôt : la Théorie des Sentiments Moraux. Dans cet ouvrage Adam Smith explique comment fonctionne réellement l’économie. Elle repose sur l’échange, né lui-même de la diversité des besoins et de leur subjectivité. Personne n’est auto-suffisant : nul ne peut se contenter de son propre travail. Pour satisfaire ses propres besoins, l’individu est obligé de chercher à satisfaire le besoin de quelque autre. Comprendre ce dont les autres ont besoin, se mettre à leur service : voilà un exercice quotidien, une recherche permanente. C’est ce qu’on appelle l’empathie : se mettre à la place des autres. Dans ces conditions, la valeur du travail n’est autre que la valeur du service rendu à l’autre, et les deux échangistes sont gagnants parce qu’ils n’ont pas la même appréciation de ce qu’ils donnent et de ce qu’ils reçoivent. L’économie est donc échange, l’économie est service de la communauté, et il n’y a rien de plus extraverti que le marché, contrairement à ce que Ricardo et Marx vont enseigner en voyant partout des signes de rente, c’est-à-dire de gain sans travail : rente des propriétaires fonciers chez Ricardo, rente des propriétaires de capital chez Marx.
La lutte des classes : la valeur du travail politiquement faussée
Avec le Manifeste Communiste (rédigé surtout par Engels), les marxistes vont voir dans la valeur travail l’illustration d’une exploitation permanente dont sont victimes les travailleurs salariés. En effet, les travailleurs ne peuvent se révolter contre la spoliation dont ils sont victimes. Le conflit entre capitalistes et prolétaires va se généraliser : les classes intermédiaires vont progressivement disparaître, et venir grossir les rangs des exploités : les paysans quittent la terre pour aller dans l’industrie, les artisans ne peuvent résister à la concurrence déloyale des grandes compagnies. Il faut que l’ordre soit maintenu, et trois institutions de la société contemporaine vont s’en charger : l’Etat, toujours du côté des forts, la religion qui fait accepter la servitude volontaire, la famille qui éduque les enfants à la soumission et la hiérarchie.
Dans une version rajeunie au 20ème siècle, de nombreux économistes socialistes ou communistes vont essayer de démontrer que l’échange n’est jamais égal. Il y a d’abord l’échange entre les entreprises de taille faible ou moyenne et les grandes entreprises capitalistes. Les grandes entreprises peuvent produire moins cher parce qu’elles produisent en plus grande quantité, donc elles amortissent les coûts fixes sur un plus grand nombre de produits fabriqués (Piero Sraffa). L’échange peut être aussi inégal à cause de l’asymétrie d’information : le vendeur en sait plus sur son produit que l’acheteur, la vraie concurrence (d’après cette théorie) exigerait l’atomicité (uniquement des entreprises de faible taille dont aucune ne pourrait imposer ses conditions), l’homogénéité (les produits rigoureusement semblables), la fluidité (libre entrée et libre sortie du marché), la parfaite transparence (tous les prix et coûts sont connus de tous), la libre circulation des facteurs de production (travail et capital). Les néo-classiques ont ainsi multiplié les hypothèses dans lesquelles l’échange est inégal. Pour ces néo-classiques, tantôt socialistes (Joan Robinson) tantôt conservateurs (Friedman) les marchés parfaits n’existent pas, puisque l’échange est inégal. Seuls les économistes dits Autrichiens insistent sur la subjectivité des choix, à cause de la différence d’appréciation que peuvent avoir les échangistes selon le temps considéré (il y a des heures plus longues que d’autres !) et le savoir accumulé (l’expérience affine l’échange). Il ne s’agit donc pas d’une pression politique d’une communauté sur une autre, mais d’une infinie diversité d’opinions et de besoins. Les prévisions des néo-classiques concernant la disparition des grandes firmes, voire même du capitalisme, ne se sont pas vérifiées, du moins tant que la classe politique n’a pas réussi à protéger et subventionner les produits ou les entreprises, créant ainsi des crypto-marchés, et ce qu’on appelle le capitalisme de connivence (crony capitalism), alliance entre le monde des affaires et la classe politique.
Le travail, le capital, et puis quoi ?
La lutte des classes ramène la valeur du produit à celle de ses deux composantes, appelées encore facteurs de production : travail et capital. Mais dans les années 1960 le progrès de la comptabilité et de l’analyse économique a permis de découvrir qu’il existait sans doute autre chose que ces deux facteurs. On s’est aperçu en effet que la même dotation en capital ou en travail pouvait déboucher dans des entreprises différentes sur des résultats très différents aussi. On a alors pensé à un « facteur résiduel ». La chose a pris de l’importance quand le facteur résiduel mesuré parvenait dans certaines branches ou entreprises à expliquer la moitié de la valeur du produit.
En réalité Ricardo ne s’était pas trompé seulement sur la rente, mais aussi sur le capital. Pour lui, et à la différence de Jean Baptiste Say, le capitaliste apporte son investissement, et c’est ce qui seul importe. Parce qu’il était financier, mais pas entrepreneur (à la différence du français dont la famille avait une fabrique à Lyon) il n’avait pas perçu le rôle décisif joué par le chef d’entreprise. Certes à son époque la plupart des entreprises étaient créées par des personnes qui apportaient un investissement, un capital financier, souvent une fortune personnelle. Mais Jean Baptiste Say avait eu le souci de distinguer l’investisseur et l’entrepreneur, même si les deux jouaient le même rôle parfois. L’investisseur peut être un financier, un épargnant, un prêteur : il attend un revenu sous forme d’intérêt, dont le taux est prévu par contrat, par contraste l’entrepreneur va être rémunéré, mais par un profit.
C’est sans doute l’économiste de l’école autrichienne Israël Kirzner qui a le mieux saisi la nature et l’importance de « l’art d’entreprendre » (entrepreneurship). Et voilà une source de valeur qui ne doit rien ni au travail ni au capital, mais qui fixe le succès ou l’échec d’une entreprise. En quoi consiste donc cet art ? Précisément à observer les signaux du marché, à observer les déséquilibres actuels, qui se traduisent par des variations de prix (pénuries ou excédents) ou de profits (innovations ou saturations dans le marché). L’art d’entreprendre n’exige pas nécessairement de produire du nouveau, mais à comprendre qu’il y a quelque chose à faire pour mieux cerner et mieux servir les besoins : parfois déplacer le lieu de l’offre (le chaland est plus en manque ici que là), le mode de présentation, etc. En un mot : « être en avance d’une idée ». C’est la seule façon d’assurer le profit à long terme de l’entreprise : le premier innovateur réalise des profits qui vont vite disparaître puisque les concurrents vont vite apparaître sur le créneau, il faut donc lancer autre chose pour assurer la pérennité du succès. L’entrepreneur n’est donc pas un être d’exception, c’est celui qui a une bonne idée. Ce n’est pas un superman (comme le laissait penser Schumpeter) c’est un business man, celui qui flaire les bonnes affaires, c’est-à-dire qui est en phase avec les besoins de la communauté. On en revient bien à la bonne définition d’Adam Smith : l’échange révèle la valeur. La valeur ne vient pas du travail. C’est l’échange qui donne sa valeur au travail.
Le travaillisme à la française
Le travaillisme a été au départ une version à peine édulcorée du socialisme. Le « labour party » est apparu en Angleterre au début du 20ème siècle comme une volonté d’introduire les syndicats dans la vie publique britannique. On ne peut pas soutenir que le travaillisme français ait le même objectif. Certes en France les syndicats ont le désir de participer à la vie publique – ils en donnent la preuve chaque jour. Mais le travaillisme français s’inscrit souvent dans la logique de la lutte des classes. Unir capital et travail dans la paix sociale.
Comme tout ce qui se passe dans notre pays ce travaillisme est né étatiste. Cela signifie que ce sont les gouvernements qui ont décidé que les entreprises françaises devaient s’organiser pour unir le capital et le travail. L’exemple le plus clair est celui des lois Debré, qui ont introduit la participation. Mais au lieu de laisser chaque entreprise libre ou non d’instaurer la participation, et libre ou non d’en définir les modalités, tout a été réglementé. On a mélangé des dispositions concernant les retraites avec d’autres qui amorcent une cogestion de l’entreprise. Cet empirisme n’a aucun sens et d’ailleurs n’a pas empêché de s’accompagner d’un syndicalisme de moins en moins « participatif » et de plus en plus politisé et radical. Le « droit du travail », contraire du droit au travail (c’est-à-dire la liberté de chercher un emploi) est changé sans cesse, et toujours dans le même sens.
Aujourd’hui le travaillisme se voudrait encouragement à travailler davantage : sage intention ! Mais comment y parvenir avec les lois Auroux, la semaine Aubry, avec la redistribution massive et arbitraire qui fait que sont pénalisés ceux qui travaillent ? Nous entendons de beaux discours sur la joie et la dignité que peut apporter le travail, mais pourquoi subventionner des entreprises publiques où personne ne travaille sérieusement tandis que les salariés du secteur privé paient des impôts et taxes sur l’argent qu’ils ont gagné par leur travail ?
La jeunesse elle-même est éduquée dans la voie du non-travail. Pas question de classement ni de contrôle, cela pénalise les enfants et n’est pas conforme à l’égalitarisme. Dans ces conditions c’est la position sociale des parents qui garantit une situation passable, mais qui malgré tout exigera chaque semaine un week-end prolongé, du jeudi soir au lundi matin. Pourquoi plus de médecin généraliste, pourquoi les déserts médicaux ? Pourquoi tant de jeunes talents qui s’expatrient ? Pourquoi le record européen des jeunes chômeurs ?
En France le travaillisme est un déguisement politique. Restaurer le travail exige une rupture avec l’Etat Providence, avec le droit du travail, avec les retraites par répartition, avec les dérives éducatives, avec les monopoles et privilèges publics. Pour restaurer le travail il faut reconduire beaucoup de Français sur le chemin de la responsabilité personnelle. Les libéraux connaissent le chemin : libre entreprise et libre échange, privatisations et concurrence.