De nombreux hommages ont été rendus à Philippe Simonnot, économiste, journaliste, écrivain. Je conseille de lire en particulier le compte-rendu de Nicolas Lecaussin sur le dernier ouvrage de Philippe, paru au moment même de sa mort : Le Brun et le Vert : quand les nazis étaient écologistes[1]. Ce livre marque l’extraordinaire chemin intellectuel parcouru par Philippe, et je veux témoigner de la tension qui a marqué toute sa vie : la recherche de la vérité, une tension qui l’a mené à devenir un chantre de la liberté. Je crois être bien placé pour ce faire, puisque j’ai suivi Philippe de 1968 à sa mort.
En 1968 Philippe était assistant à la Faculté de Droit d’Aix dans la section d’économie. Il avait été nommé à ce poste par l’équipe de l’Institut Régional du Travail dirigé par François Sellier[2] et animé par Maurice Parodi. Agrégé en 1966, j’étais en fonction à l’Université de Nice mais j’avais conservé des cours à Aix, dans ma faculté d’origine. Je pouvais donc faire la différence entre ce qui se passait à Nice, en peine révolution, où le Doyen Trotabas, pourtant créateur de l’Université, avait été renversé par le Conseil de Faculté grâce aux voix des étudiants contestataires, et à Aix, où le Doyen Michel Henri Fabre avait réussi à organiser les examens dans les conditions et le calendrier prévus, avec le plein accord des représentants des étudiants.
La thèse à Aix
Il y avait cependant un point d’agitation à Aix : chez les économistes où un assistant se répandait dans les amphis et les couloirs pour prêcher la révolution. Cet assistant s’appelait Philippe Simonnot. Doctorant, Philippe a soutenu sa thèse devant un jury présidé naturellement par François Sellier, et composé de deux professeurs : Claude Zarka, futur créateur et doyen de la Faculté d’Economie Appliquée (en 1973), et Jacques Garello. La thèse portait sur la loi des rendements croissants, Piero Sraffa avait publié un ouvrage qui faisait autorité, démontrant que les coûts fixes des entreprises étant en progression constante à cause du progrès technique, seules les grandes entreprises pourraient survivre à la concurrence. De la sorte la concentration était inéluctable, et le capitalisme devait mourir de sa belle mort, suivant les analyses et prévisions de Marx et de ses disciples. Avec son indépendance d’esprit et son dynamisme, Philippe n’avait pas hésité à présenter une thèse peu classique dans la forme, reproduisant des articles en anglais non traduits, sans plan rigoureux, et évidemment peu convaincante quant au fond de mon point de vue (j’étais déjà anti-keynésien et bien sûr anti-marxiste). Claude Zarka (qui avait dirigé ma thèse) était du même avis que moi, mais finalement n’a pas voulu la rejeter, et s’est abstenu, de sorte que la voix de François Sellier, président, a prévalu sur la mienne, simple suffragant.[3]
A vrai dire, une carrière de journaliste l’attendait à Paris, Le Monde l’accueillait puisque Philippe le soixante-huitard était bien dans l’air du temps. Son talent de journaliste et son savoir économique, notamment dans le domaine monétaire (ennemi des monétaristes de Chicago), le menaient à la tête de la chronique économique et finances internationales du Monde de 1969 à 1976.
Le Monde et le Pouvoir
Cela a été rappelé dans la plupart des articles publiés depuis sa disparition : le 1er avril 1977 Philippe Simonnot est renvoyé par le rédacteur en chef du Monde Jacques Fauvet. Depuis une enquête menée sur la fusion Elf-Aquitaine, Philippe avait eu les preuves de machinations peu reluisantes et les alignait dans les colonnes du Monde en mars. Jacques Fauvet lui demandait de donner les sources de ces informations, Philippe Simonnot n’a pas voulu les lui donner. Mais il réalisait que le grand quotidien du soir, lu par toute l’intelligentsia française, n’avait pas peur de masquer la vérité. Les relations entre Le Monde et le pouvoir devenaient une révélation, et Philippe Simonnot, chercheur de vérité, la découvrait dans toute sa dimension. C’est certainement le grand tournant intellectuel de la vie de Philipe Simonnot, et j’ai eu la chance de l’accompagner dans l’évolution de sa pensée : le soixante-huitard découvrait qu’il y avait sans doute des erreurs chez les monétaristes, mais aussi que Friedman, mais plus généralement les économistes libéraux, avaient une approche scientifique plus rigoureuse et plus rassurante que les économistes qu’il avait lus dans sa jeunesse.
Rencontre chez Friedman
Curieuse coïncidence : en 1977 les économistes libéraux français forment le groupe des « Nouveaux Economistes », et dès 1978 la première université d’Eté de la Nouvelle Economie se tient à Aix. Philippe SImonnot marque son intérêt pour cette innovation, ses articles sont recherchés dans de très nombreux journaux et diverses radios (cela est rappelé dans les biographies parues ces dernières semaines). Après avoir accédé à la présidence de l’ALEPS (en 1980), et grâce aux relations nouées à l’Université d’Eté, j’obtiens du Cato Institute (Washington) une invitation à organiser un voyage pour visiter les économistes libéraux américains. Je n’hésite pas à demander à Philippe Simonnot de participer à cette aventure. Avec d’autres journalistes économistes (entre autres Philippe Manière, Jean Pierre Robin, Muriel Motte) et l’état-major de l’ALEPS (Pascal Salin, Henri Lepage) nous voici à New York, reçus à Wall Street, au Manhattan Institute, au Wall Street Journal (George Melon), puis à Washington (chez Cato, mais aussi Heritage Foundation), puis à Los Angeles, à Stanford nous rencontrons Hall et Rabushka inventeurs de la flat tax, et finalement nous faisons un long voyage en car pour nous rendre à « la ferme » de Milton et Rose Friedman, tout à fait au Nord de la Californie. Nous voilà accueillis dans la maison de ce couple extraordinaire, devant la maison la voiture immatriculée MV=PT (équation monétariste, qui a fait éclater Philippe de rire). Amusante aussi l’affiche dans l’entrée : Samuelson (premier prix Nobel d’économie) prévoyant qu’avant la fin du 20ème siècle le PIB de l’URSS aurait dépassé celui des Etats Unis. Notre groupe est ensuite invité à déjeuner. Inutile de dire que les souvenirs d’Aix étaient effacés, la foi libérale de Philippe Simonnot n’a jamais cessé de croître.
L’engagement libéral
Désormais Philippe sera un habitué de Mac Mahon, siège de l’ALEPS où défilent les libéraux du monde entier : Friedman, Buchanan, Becker, Niskanen, et où se réunissent les libéraux français pour des conférences régulières, en liaison avec bien d’autres think-tanks français. En 2003 Philippe Simonnot obtient avec L’erreur économique (Denoël) le Prix du Livre Libéral succédant à Jean François Revel, Philippe Nemo et Pascal Salin. Depuis le voyage américain et les rencontres parisiennes j’ai réellement le sentiment que Philippe fait bien partie de la famille, tout le monde admire non seulement son savoir économique, sa prodigieuse production, mais sa bonne humeur, son amabilité, sa disponibilité. Quand il commence sa série d’articles dans France Soir, il m’envoie un mail par semaine, il me parle du livre qu’il publie avec Brenan (pas traduit en anglais, mais visé par Le Monde) et j’ai le plaisir de donner dans la Nouvelle Lettre en 2018 le compte rendu de ses Nouvelles Leçons d’Economie Contemporaine » (Gallimard, éd.) « C‘est superbe Jacques, Merci beaucoup » m’écrit-il. Que dire encore de nos fréquents échanges tous ces derniers temps ? Je trouvais que sa pensée se faisait de plus en plus profonde, même s’il gardait toujours une plume alerte et un humour saisissant « Le capitalisme divin enfant du capitalisme » : il nous propose ce papier pour Le Journal des Libertés, il en est membre du Conseil d’Orientation. Certains commentaires en ont fait un combattant de la liberté. Je crois plutôt qu’il a été depuis son plus jeune âge en recherche de vérité, et c’est cette recherche qui l’a mené à la liberté. « Un économiste qui n’est qu’un économiste est un mauvais économiste » disait Hayek. Assurément, passionné d’histoire, de philosophie, de religion, Philippe Simonnot aura été un excellent économiste, et un très cher ami.
[1] Nicolas Lecaussin Lettre de l’IREF, 10 décembre 2022 Le Brun er le Vert, éd du Cerf.
[2] Philippe SImonnot a fait l’éloge funèbre de François Sellier dans les colonnes du Monde en juin 2001. Il l’a présenté comme un « professeur atypique ».
[3] J’ai lu un article qui précisait que la thèse avait été soutenue à l’Université de Nanterre (la plus gauchiste des universités à l’époque), mais c’est une erreur pure et simple. Ce qui est vrai c’est que François Sellier a quitté Aix pour devenir doyen de la Faculté de Sciences Economiques à Nanterre bien plus tard, en 1975.