J’ai côtoyé François Léotard pendant quelque trente ans. Natif de Puget sur Argens, village voisin de Fréjus, j’ai d’abord très bien connu ses parents.
François en famille
Son père, haut fonctionnaire (Cour des Comptes), maire de Fréjus en 1959, a accueilli avec beaucoup d’amitié les Pieds Noirs qui se sont retrouvés bien involontairement sur sa commune au cours de l’année 1962. Monsieur Léotard a pu en quelques mois construire des logements sociaux assez nombreux et assez confortables pour offrir un foyer à des familles désemparées et appauvries par l’abandon dramatique de l’Algérie Française. Il ne se passait pas un mariage de jeunes pieds-noirs sans que Monsieur Léotard participe à la fête. Madame Léotard, corse très active, était aussi très généreuse, elle a géré les œuvres sociales de Fréjus avec dévouement. Quand j’ai participé au CLAP (Comité Lions d’Áide à la Pologne) pour apporter par camions de 16 tonnes secours et solidarité avec le pays martyr du communisme, Madame Léotard m’a chargé de vêtements, de médicaments et même d’une machine à laver que je devais remettre à la parente d’une Polonaise qui travaillait avec elle (la parente était à Wroslaw ou Breslau si l’on préfère). En Pologne c’était l’époque où Lech Walesa créait Solidarnosc. C’était aussi quelques mois plus tard le lâche assassinat par la police polonaise du père Populescu.
Curieuses entrées en politique
Paradoxalement le jeune François Léotard ne partageait pas les opinions et amitiés politiques de son père maurrassien. Etudiant en droit et Sciences Po il est membre du PSU : à gauche toutes. En revanche il a hérité de ses parents la foi du charbonnier, et à 21 ans il entre au séminaire, mais il n’y reste que quelques mois. La fonction publique et la politique le motivent plus fortement, il va devenir énarque, et il me raconte qu’avec Laurent Fabius, son copain, ils tirent au sort pour savoir qui irait à droite ou à gauche. Le sort fait de lui un politicien de droite. Mais par un remarquable hasard c’est aux Pieds Noirs que le jeune maire de Fréjus doit en 1978 son premier mandat national. Il remporte la 2ème circonscription du Var à la suite d’une campagne menée par Pierre Lagaillarde et son équipe de choc : les voix des rapatriés seront pour lui. De cette époque datent des liens d’amitié très étroits, nous jouons de temps en temps au tennis à Fréjus.
Premiers regrets
Un point important est son accession au secrétariat du Parti Républicain en 1981, à la veille de la défaite de Giscard. Soutenu par Raymond Barre il devance Charles Million, dont les opinions libérales sont déjà très affirmées (disciple de Roëpke et de l’ordoliberalisme). 1981 est évidemment une grande désillusion : réglant les comptes de la période 1974-1976 Chirac a tout fait pour que Giscard soit battu (fameux appel de Cochin). Une autre mésaventure laissera un regret : en juillet 1984, après la première grande manifestation de l’histoire de France pour la défense de l’école privée contre le projet du ministre socialiste Savary (2 millions de personnes dans les rues de Paris) la « droite » est sur le point de fusionner : le CNIP (Centre National des Indépendants et Paysans, riche de très nombreux sénateurs et députés, le RPR Rassemblement Populaire Républicain fondé par Chirac) et le Front National de Jean Marie Le Pen sont prêts à se rapprocher. C’est François Léotard, devenu Président du Parti Républicain, qui fait capoter l’opération, et les libéraux lui en voudront beaucoup.
La bande à Léo
Heureusement la coalition socialo-communiste et le programme commun de la gauche, avec le tandem Mauroy-Delors, font assez de dégâts dans tous les domaines pour que le climat politique change. Louis Pauwels et le Figaro Magazine (tirant à plus de 1.500.000 chaque samedi) font connaître Frédéric Bastiat et les Nouveaux Economistes, Margaret Thatcher est au pouvoir depuis 1976, et Ronald Reagan devient président en 1981. Il n’est pas jusqu’au Pape Jean Paul II pour expliquer dans Centesimus Annus qu’il faut en finir avec le communisme et accepter une « économie de libertés » Le Parti Républicain va surfer sur la vague libérale. Le « discours de Bruges » de Margaret Thatcher devient un véritable manifeste pour une Europe libérale, les « reaganomics » font immédiatement le succès aux Etats Unis. Le temps est venu de traduire politiquement ces ruptures spectaculaires : c’est la fameuse « bande à Léo ». A vrai dire le théoricien libéral c’est avant tout Alain Madelin, lui-même instruit dans les locaux de l’Institut Supérieur du Travail et de l’ALEPS. Mais la bande est également riche de très fortes personnalités : Hervé Novelli, le compagnon d’études de Madelin, G2rard Longuet venu de la préfectorale, Malhuret qui vient de rentrer d’un long séjour au Viet Nam avec les boat people, Douffiague, maire d’Orléans très décentralisateur, Charles Million apportant sa parfaite connaissance de l’entreprise puisqu’issu d’un poste dans le patronat lyonnais, qu’il éclaire aussi d’une alliance avec le professeur Delsol, philosophe et créateur du cercle libéral et catholique de l’Astrolabe (une alliance qui s’épanouira avec le mariage de Charles avec Chantal). Voilà la bande à Léo, et la France entend enfin parler de libéralisme. François Léotard trouve d’ailleurs que je suis trop « classique », puisque mon libéralisme, à l’époque comme aujourd’hui, est teinté de conservatisme, de sorte qu’au cours d’une grande réunion publique il me traitera « d’ayatollah du libéralisme » ! Toujours est-il que les élections législatives de 1986 mettent fin au monopole socialiste, c’est un succès total pour la « bande à Léo ».
Nouveaux regrets
En fait, le monopole socialiste tient alors à un fil, celui de l’Elysée : François Mitterrand va empêcher le bateau libéral de quitter le port (allusion aussi à la « croisière des Libertés » qui s’était déroulée avec un succès remarquable en novembre 1985). Le Parti républicain commet alors l’erreur de faire confiance à Jacques Chirac. Déception dès le début : revenant de l’Elysée où Mitterrand avait rejeté toute idée de dénationalisations (notamment pour la Régie Renault) Jacques Chirac a mauvaise mine en rejoignant la bande à Léo : « on ne se battra pas » dit-il. Il persuade ses alliés que la bonne échéance électorale est celle de 1988, fin du septennat, fin de la cohabitation (Chirac se sent déjà des ailes présidentielles).
La politique des libéraux ministres du gouvernement Chirac se heurte à l’inertie des hauts fonctionnaires et à l’agressivité des syndicats. Certes plusieurs grandes entreprises industrielles sont rendues au privé, mais avec les « noyaux durs » imaginés par Edouard Balladur qui mettent les administrateurs sous surveillance de l’Etat (tradition bien plus gaulliste que libérale). Pour le reste, rien de vraiment libéral, ni en matière budgétaire ni dans l’Education Nationale (dûment regonflée par Savary et Jack Lang en cinq ans), ni dans les autres services publics. Très progressivement nous autres libéraux de la première heure voyons l’échéance de 1988 se rapprocher sans qu’aucune rupture n’ait été réalisée. De la sorte, le Congrès du Parti républicain, qui se tient à Fréjus, exerce une forte pression sur François léotard pour que les ministres libéraux se retirent du gouvernement. François Léotard refuse, de sorte que non seulement Mitterrand sera réélu, mais le Parti Républicain lui-même subira une forte défaite, il lui faudra attendre 1993 pour reprendre la majorité à l’Assemblée Nationale, mais la droite se divise entre gaullistes (Sarkozy-Balladur) et les libéraux.
Ultimes regrets
Cette division se retrouve à l’occasion de la présidentielle de 1995 : Chirac contre Balladur. Madelin entraîne les libéraux vers Chirac. Les libéraux peuvent revenir au pouvoir avec le gouvernement Juppé : 12 ministres et secrétaires d’Etat. Mais ces libéraux sont liquidés quatre mois plus tard, car Madelin a osé mettre en cause les syndicats et les services publics. Quant à François Léotard, il va se retrouver à la tête de l’UDF, Union pour la Démocratie Française, dont la ligne politique est assez floue, plutôt centriste. Les dissensions internes se multiplient, le financement du parti comme de la mairie de Fréjus finissent par devenir affaires pénales, et la carrière politique de François Léotard s’achève plutôt dans la confusion. La mort de son frère Philippe en 2001 le conduit à cesser toute activité politique. Il n’aura plus grande influence sur le jeu politicien français, sauf à recommander un vote pour Emmanuel Macron en 2017.
J’ai été peiné de voir le talent et le charme de François Léotard gaspillés par le cours de l’histoire. Comme tant d’autres, j’ai parié sur lui, je l’ai accompagné sincèrement. Mais je crois qu’il lui était difficile de garder un cap : n’est-ce pas le destin et la faiblesse de la classe politique française, à quelques exceptions près ? On ne peut s’empêcher de penser à la fameuse sentence de Lord Acton « Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument ». La vie politique de François Léotard nous donne des regrets, elle doit aussi nous donner une leçon : être toujours ferme dans sa doctrine, ne pas céder aux tentations et compromissions, inéluctables dans un pays qui au cours des siècles n’a jamais connu autre chose que la monarchie : héréditaire, impériale ou présidentielle, un pays où on ne sait pas associer la liberté à la responsabilité et à la dignité.