La grève générale de ce mardi a été un échec pour ses organisateurs et les Français ont su se préparer au chantage syndical et politique. Pour juger de la situation, il faut connaître un précédent que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître : le mouvement de grève déclenché par le plan Juppé le 15 novembre 1995 : la France a été en état de siège jusqu’à la fin de l’année.
Avec l’accord de l’IREF nous reprenons ici une grande partie de l’article d’Aurélien Neyrac, publié dans la Lettre de l’IREF au matin de ce mardi car l’auteur a le mérite de rapprocher « notre » mardi et le mercredi de 1995 au cours duquel le premier ministre Alain Juppé a présenté à l’Assemblée Nationale son plan de redressement des finances publiques, et précisément c’est ce qui est permanent dans la vie publique française : les « cadeaux » que l’Etat Providence promet aux salariés, déçus de ne pas voir leur pouvoir d’achat augmenté
Neyrac nous explique pourquoi le rapprochement est justifié : Depuis 1974, la France a pris goût à la dette, à l’argent facile et au déficit. Les hommes politiques ont ensuite multiplié les promesses de rigueur, de gestion responsable, visant à réduire la dette publique qui pèse sur les générations futures. Jamais cependant ces engagements ne seront tenus. La fuite en avant budgétaire plongera la France, tôt ou tard, dans des difficultés extrêmes.
Quarante huit ans de déficits
On attribue à juste titre au Président Giscard d’Estaing le mérite d’avoir fait présenter un budget en déficit dès son accession à la Présidence, dans le cadre du plan de relance imaginé par Jean Pierre Fourcade, ministre des Finances. C’était à l’époque du premier choc pétrolier. En 1979 survient le second choc pétrolier avec l’arrivée au pouvoir en Iran de l’ayatollah Khomeini. Pour autant, la dette publique ne dérape pas et se maintient à 20% du produit intérieur brut tout au long du septennat giscardien. Malheureusement, de bien mauvaises habitudes ont été prises et depuis, la France n’a plus jamais vu ses finances publiques ne serait-ce qu’à l’équilibre, et encore moins des budgets excédentaires. Les déficits se sont accumulés et la dette s’est envolée pour atteindre 113,3% du PIB en septembre 2022, quasiment 3 000 milliards d’euros (72,8 en 1978) ; les intérêts de cette dette colossale devraient dépasser 50 milliards d’euros cette année…
Le « plan Juppé » : dernière réelle tentative de réduire les déficits par des réformes structurelles
Pourtant, le 2 mai 1995, le tout nouveau président de la République, Jacques Chirac, affirmait dans un entretien aux Echos : « Mes deux orientations majeures sont l’emploi et la réduction des déficits publics ». Dès octobre de la même année, il annonçait deux ans de rigueur pour endiguer les déficits et refaire de la France « une grande puissance ». Son gouvernement souffrit d’une spectaculaire chute de popularité et cependant ce désamour ne devait pas le faire changer d’avis. « Je n’ai pas été élu pour être populaire. La France vit au-dessus de ses moyens. Il faut réduire les déficits », avait martelé le chef de l’État, en reconnaissant, pour la première fois, qu’il avait peut-être sous-estimé pendant sa première campagne présidentielle la crise que connaissaient les finances publiques. Malgré son impopularité, l’Alain Juppé d’alors fut choisi pour Premier ministre avec l’appui total du chef de l’État.
Le 15 novembre 1995, le jeune Premier ministre monte à l’estrade de l’Assemblée nationale pour présenter un vaste plan, baptisé « plan Juppé », qui doit réformer la Sécurité sociale afin d’en finir avec son déficit chronique. Il s’agissait principalement d’allonger la durée de cotisation des fonctionnaires de 37,5 à 40 ans pour l’aligner sur le secteur privé, de soumettre les allocations familiales à l’impôt et de baisser le remboursement des frais d’hospitalisation ainsi que de certains médicaments. Dans le même temps un projet de restructuration de la SNCF était proposé, provoquant la colère des cheminots qui s’empressèrent de rejoindre la révolte de la fonction publique.
Le pouvoir de blocage des syndicats
A partir du 24 novembre, la quasi-totalité des syndicats défile ensemble, les étudiants et les lycéens se joignent au mouvement, la SNCF démarre une grève générale et reconductible, EDF-GDF et la RATP s’en mêlent. Le spectre d’un nouveau Mai 68 se profile. Alain Juppé veut tenir bon, il se dit prêt à rester « droit dans ses bottes », mais à partir du 1erdécembre, les employés de France Télécom (Orange aujourd’hui) rejoignent la contestation, suivis des postiers : la majorité des centres de tri ne fonctionne plus. Plus aucun train ni métro ne circule, et seulement 5 % des bus roulent encore. La France entière bascule dans la paralysie, d’autant que sur les routes, des bouchons gigantesques se forment matins et soirs.
Alain Juppé fait alors quelques concessions et met en place des moyens de transport alternatifs pour tenter de briser les grèves, mais les manifestations ne s’arrêtent pas, elles grossissent même de semaine en semaine. Le 12 décembre, plus de deux millions de personnes défilent dans toute la France, et l’on compte, selon les organisateurs, 270 cortèges. Dans les sondages, loin d’exprimer un ras-le-bol face à la situation et aux blocages qu’ils subissent, près de 60% des Français soutiennent le mouvement. Le 15 décembre 1995, le gouvernement annonce que le « plan Juppé » ne touchera finalement pas aux retraites. La fonction publique est épargnée, ainsi que les régimes spéciaux. Le 30 décembre, une loi d’habilitation est votée, permettant au gouvernement de faire passer la réforme, qui ne comprend plus qu’une petite partie du volet Sécurité sociale, par ordonnance. C’en est fini du « plan Juppé ».
Un an plus tard, la dissolution de l’Assemblée nationale amènera les socialistes au pouvoir et plus jamais la France ne se verra proposer de réformes ambitieuses pour rétablir l’équilibre budgétaire.
Depuis, des tentatives minimalistes s’accumulent, sans grand succès
Beaucoup de promesses vont être faites par les gouvernements qui se sont succédé au cours de ces 27 dernières années, mais jamais aucune ne sera tenue et la dette s’est aggravée chaque année. En signant le traité de Maastricht en 1992, nous nous étions engagés à ce qu’elle ne dépasse pas 60% du PIB, et nous voilà quasiment au double. Maigre consolation, à la fin du deuxième mandat de Jacques Chirac, le gouvernement Villepin 2005-2007) parvint à limiter le déficit à 2,5% du PIB, ce qui s’accordait avec les engagements maastrichtiens de le maintenir en dessous de 3%.
Qui ne se souvient des mots de François Fillon le 21 septembre 2007 : « Je suis à la tête d’un État qui est en situation de faillite sur le plan financier », la dette se montant alors à 1 211,6 milliards d’euros.
[…] Plus tard, Michel Sapin, ministre de l’Économie de François Hollande, se félicitera que le déficit du budget ait été réduit d’un milliard d’euros en 2016, pour passer à 68,98 milliards…
Si le déficit a pu parfois osciller de quelques milliards d’euros d’une année sur l’autre, la dette, elle, n’a cependant jamais cessé d’augmenter. Quant aux promesses de nos dirigeants, elles reflètent leur incapacité à agir avec courage. A les en croire tous, ils vont s’atteler à la tâche et la situation se sera nettement améliorée à la fin de leur mandat. […] Il nous est déjà difficile de limiter l’accroissement du déficit chaque année, comment serait-il possible d’envisager de réduire la dette sans des réformes structurelles fondamentales ? Ne pas avoir engagé les changements indispensables nous promet un réveil douloureux.