Je prends le risque de choquer, mais la liberté d’expression autorise parfois à s’écarter de la pensée unique.
En quelques heures les tracteurs des agriculteurs avaient relégué au second plan les mesures de Biden et les choix de Trump. On a dit que les paysans qui crèvent de faim sont à la veille d’une vraie révolution : quelque nouveau 14 juillet. Il est vrai que la crainte d’une « guerre civile » est légitime compte tenu du climat de violence organisé par des minorités agissantes. La menace d’affamer Toulouse ou de brûler les bâtiments publics existe toujours mais la « paix en Ukraine » a repris depuis quelques heures la une de l’actualité.
Ce n’est pas une raison pour oublier la signification politique et idéologique de la colère paysanne.
La signification politique : l’électoralisme
Politiquement les manifestants ont été plébiscités par la classe politique, les médias et finalement une très large majorité des Français. Voici mes questions insolentes : la vie publique française doit-elle s’organiser à partir d’élus du peuple, ou dans la rue et sur les routes ? Sommes-nous encore en démocratie ? Il y a eu le précédent des gilets jaunes, finalement sans effet durable important. En revanche les agriculteurs sont certains d’intéresser la classe politique, parce qu’ils appartiennent à ce que les économistes spécialistes des choix politiques (public choice) appellent les « coalitions dépensières », c’est à dire des groupes sociaux qui d’une part sont très organisés et s’expriment ensemble et d’autre part sont géographiquement concentrés au point de pouvoir changer l’issue des élections par leur vote. Il y a nombre de circonscriptions « agricoles ». Je rappelle d’ailleurs que la France a cru bon de négocier au moment du traité de Rome (1957) la Politique Agricole Commune ; l’agriculture échappera ainsi au verdict du marché et à la concurrence, il faut sauver les « exploitations familiales françaises » quoi qu’il en coûte (déjà !).
La signification idéologique : la valeur travail
L’aide apportée par l’Etat a pour argument que tout travail mérite un revenu. Comment tolérer qu’un paysan qui se tue en faisant des milliers d’heures de travail pénible n’ait pas de quoi vivre décemment et soit obligé de faire travailler sa femme ? Le concept de « justice sociale » légitime l’intervention de l’Etat, pour en finir avec l’injustice du marché et des concurrences déloyales – dont celles du Mercosur.
En fait, comme je l’ai déjà souvent répété1, réduire la justice sociale à l’égalité des conditions (comme John Rawls) ou soutenir que tout travail doit être rémunéré par un juste revenu relèvent d’une idéologie qui n’est pas tout à fait innocente. Certes en dépit des débats sur le « juste prix » aussi vieilles que le monde, il faut peut-être accuser la maladresse d’Adam Smith quand il a utilisé l’expression de « valeur travail » dans son célèbre ouvrage sur La Richesse des Nations 1776) . Adam Smith n’a jamais voulu dire que seul le travail soit source de valeur, donc détermine le prix – et indirectement le bénéfice appelé profit. Ce ne sont pas les heures de travail nécessaires à le produire, donc intégrées dans le produit (embodied) qui font la valeur d’un bien ou d’un service, ce ne sont même pas les heures de travail épargnées (saved) en faisant produire le bien ou service par quelqu’un autre au lieu de le produire soi-même. La seule vraie valeur du travail, c’est celle du travail échangé (exchanged) : c’est dans le contrat personnel passé avec le client que le vrai prix peut se fixer, à partir de la valeur subjective que chaque contractant attribue au bien qu’il doit donner pour avoir le bien qu’il désire. C’est en se mettant au service des autres, en recherchant les besoins des autres qu’on peut espérer satisfaire ses propres besoins.
Le véritable sens de la théorie de Smith se trouve dans son premier grand ouvrage, publié 17 ans plus tôt que la richesse des Nations « La Théorie des sentiments moraux », c’est ici qu’il se référait au concept d’«empathie» : comprendre les autres.
Allons jusqu’au fond des choses, soyons « radicaux » : la vie économique ne consiste pas à produire, mais à satisfaire les besoins. Produire des biens et services sans tenir compte des besoins et des goûts des gens, c’est ce que fait la planification : les autorités politiques décident de ce dont le peuple a besoin. « démocratie indirecte » disait Georges Marchais, puisque c’est le peuple qui choisit les planificateurs. Dans une nation libre, les producteurs sont à l’écoute des consommateurs, et ils auront d’autant mieux rempli leur mission de service qu’ils auront été poussés par la concurrence à améliorer sans cesse leur activité, c’est-à-dire à innover en fonction des besoins et des goûts de leur clientèle, à être toujours en avance d’une idée – et tout le monde s’alignera sur ce qui se fait le mieux.
Produire et acheter français : ce sont des slogans politiques, heureusement non acceptés par cette majorité de Français qui préfèrent acheter des poulets moins chers et souvent meilleurs, même s’ils ne sont pas bio. Veut-on empêcher les consommateurs français de manger de la viande d’Argentine, de boire du Prosecco italien, de rouler en Volkswagen au prétexte que nous avons du Charolais ou du Champagne ou du Renault ?
Le fond du problème c’est que Marx a converti beaucoup d’esprits, y compris des « hommes gris » de l’Etat : chez Marx (comme chez son « maître » Ricardo) l’entrepreneur n’est qu’un profiteur car il n’a pour toute activité que d’apporter le capital, qui est le ferment de la production moderne (comme naguère le noble ou le prélat propriétaire de la terre). Le capital est plus rentable que le travail, et permet d’exploiter les travailleurs : les capitalistes vivent de cette rente. Dès lors rendre aux salariés toute la valeur de leur travail ne serait que justice, la propriété du capital ne saurait être privée.
L’idéologie marxiste ne dit pas la vérité sur l’entrepreneur. En réalité on peut être entrepreneur sans apporter du « capital » sans avoir de fortune. L’entrepreneur est par définition, par fonction, celui qui « entreprend » c’est-à-dire qu’il se situe « entre » les facteurs de production et le client. Il rend service aux clients en trouvant le capital et le travail nécessaires pour concevoir, réaliser et offrir des produits de nature à mieux satisfaire ses besoins, ses goûts et ses moyens. Il est vrai qu’en France l’entrepreneur, l’actionnaire, le propriétaire sont mal aimés, et par l’Etat et par la pensée unique. Plutôt que rechercher l’efficacité et la compétitivité, on préfère s’en prendre aux capitalistes étrangers qui ruinent nos agriculteurs.
Une dernière question impertinente : ces capitalistes ne seraient-ils pas très compétitifs parce qu’ils bénéficient de la liberté d’entreprendre et de commercer dont sont privés nos paysans ? L’aide de l’Etat ruine tous ceux qu’il aide.
1 Cf l’article de la Nouvelle Lettre du 20 février 2.023 (Actualité) La valeur travail perd de sa valeur . Mais quelle est sa vraie valeur ? Le travaillisme est une erreur