Deux cents patrons du monde entier, dont le très célèbre Elon Musk qui est à la recherche de la Vérité[1], ont accepté l’invitation du Président français de se retrouver à Versailles pour la sixième édition des rencontres « Choose France ». Je n’étais pas invité sous les ors du château (dont la restauration doit beaucoup à la générosité des Américains) mais j’ai pu comprendre grâce à l’émission du JT de TF1 lundi soir pourquoi la France est tellement attractive.
Le Président mesure l’attractivité par des chiffres globaux : 13 milliards investis, et depuis quatre ans la somme des investissements d’entreprises étrangères en France ne cesse d’augmenter. 13 milliards c’est déjà 8.000 emplois créés. D’autres chiffres pourraient calmer l’enthousiasme : d’une part sur 8.000 emplois il y en a déjà 3.000 dans une usine de Dunkerque qui fabrique du petit appareillage électrique high tech, et pour les 23 autres sites concernés par les investissements le nombre moyen d’emplois créés serait seulement de 33 salariés[2] : beaucoup de petites start-ups Très simplement et très assuré Emmanuel Macron a expliqué que si les emplois créés sont à un faible niveau (nous sommes sur ce point au 18ème rang des pays de l’OCDE) c’est parce que nous partions de zéro il y a six ans, avec une désindustrialisation massive ; mais grâce à la politique menée depuis lors on a pu passer de 600 suppressions de sites industriels à 300 maintenant, et le rattrapage sera complet à la fin de ce deuxième quinquennat.
D’ailleurs Emmanuel Macron se plaît à rappeler toutes les causes et toutes les réformes de ce renouveau : les causes sont les talents des Français, un peuple de commerçants, d’artisans, d’entrepreneurs et d’entrepreneuses (et d’électeurs) et les réformes ont été décisives : baisse des impôts, abaissement du coût du capital et du coût du travail[3], réforme du droit du travail, politique de l’énergie « décarbonée à bas coûts ». Il faut même souligner « l’absence de grèves » (dans les entreprises privées seul le public est concerné) et la « qualité des relations sociales ». On peut se demander pourquoi l’agence de notation Fitch a déclassé la France il y a quinze jours. Certes l’agence s’est référée aussi à « l’impasse politique et les mouvements sociaux » mais le Président a l’art de calmer le jeu : il y a un peu de désordre, mais les manifestations se sont bien passées, seuls quelques extrémistes très minoritaires ont troublé l’ordre public « et ce n’est pas çà la France ». En France il y a eu des « avancées sociales grâce à un dialogue social de qualité ».
Emmanuel Macron a eu raison de rappeler la vérité historique (il aime réécrire l’histoire) car j’avoue avoir longtemps perdu la mémoire de toutes ces bonnes choses. Quant aux massifs investissements étrangers à partir du port de Dunkerque ils vont constituer un nouveau « écosystème » dans la « vallée électrique », dont on peut garantir qu’elle développera une « industrie verte ».
Evidemment quelques esprits chagrins ne partagent pas cette ode à la réindustrialisation. On a fait remarquer que les entreprises étrangères sont sensibles aux subventions publiques qui leur sont promises, elles se monteraient à plus de 2 milliards pour la France, auxquels s’ajouterait l’apport du fonds européen. On remarque aussi que la France bénéficie de facteurs de production rares en Europe : des espaces disponibles, des infrastructures de qualité : cela suffirait à compenser les coûts du capital et du travail.
Mais je voudrais pour ma part m’interroger sur les rencontres « choose France », sur la désindustrialisation, sur les délocalisations.
Pourquoi les attirer chez nous ?
C’est une question que se posent les souverainistes, et Macron se proclame souvent souverainiste pour ne pas laisser l’argument au monopole de Marine Le Pen. Parfois il est souverainiste européen, quand il pense que l’Elysée peut devenir la capitale de l’Union. Il est certain que les étrangers sont finalement les bienvenus parce que s’ils n’investissent pas, la France manque de capitaux. La comparaison a été faite avec les Allemands : leurs usines leur appartiennent parce que les investissements nationaux sont largement suffisants, la capacité vient de l’excédent de leur balance commerciale : une industrie prospère s’auto-finance et exporte, elle n’a pas besoin de l’aide de l’Etat, elle se contente de bénéficier d’une grande fluidité du marché du travail grâce à des syndicats dépolitisés.
D’autre part la situation de beaucoup d’entreprises françaises est si mauvaise qu’elles peuvent se racheter à bon compte, la rentabilité financière est assurée dès le départ.
Enfin certains pays ne cachent pas leur intention d’accroître leur influence marchande et politique sur les pays où ils investissent : c’est le cas de la Chine qui poursuit la reconstruction de la « route de la soie » et a déjà bien avancé dans les pays proches de la Méditerranée et prolongeant le Moyen Orient. C’est aussi le cas de pays arabes qui exportent leur message religieux en même temps que leurs capitaux. Comme les libéraux le déplorent, la mondialisation est aujourd’hui une opération politique, le libre échange est contrarié par le protectionnisme imposé par l’électoralisme, qui paradoxalement intègre aussi le souverainisme.
La désindustrialisation : une catastrophe ?
Se désoler de la désindustrialisation est un thème majeur de la pensée unique. La désindustrialisation serait la source de la disparition de nos usines et des emplois qu’elles comptaient. Elle aurait été aggravée par le Covid et la guerre, rappelle le Président. Mais je ne crois pas que la pensée économique soit bien d’accord avec la pensée unique française. Sans exagérer les vertus de Colin Clark ou de Maslow, les économistes savent que la croissance d’une économie s’accompagne de changements structurels importants, parce que les besoins des êtres humains varient avec leur niveau de richesse. A faible niveau il faut surtout satisfaire les besoins physiologiques (se nourrir, se couvrir) l’agriculture est au cœur de ce secteur « primaire », qui occupait en France en 1962 la moitié de la population active, il est à 2,5 % aujourd’hui. Ensuite les besoins de se loger, de se déplacer, de se soigner) peuvent être satisfaits et l’industrie se développe, elle est au cœur de ce secteur secondaire dont les emplois sont en effet en baisse dans notre pays en proportion de la population active, représentant quelque 20 % aujourd’hui (la construction étant comprise dans le secteur). De la sorte, la croissance s’accompagne d’un taux d’emploi explosif dans le secteur des services : plus de deux emplois sur trois actuellement. C’est que les besoins et les efforts s’orientent vers l’administration, vers le tourisme, vers les loisirs, vers la culture, et tout ce qui caractérise en général les pays « riches » ou « développés ».
Je ne vois pas pourquoi il y aurait un risque ou un déshonneur à cesser d’être ouvrier ou ouvrière pour devenir employé bancaire ou caissière d’un grand magasin, voire professeur des écoles. Cela dit cette évolution qui, je le rappelle, s’inscrit dans la logique du comportement humain, peut poser de nouveaux problèmes et détruire certaines coutumes. Mais l’activité de service peut même aller jusqu’à reconstruire de vieux modes et de vieux outils de fabrication. Je dois dire aussi qu’avec le développement économique vient fatalement dans beaucoup de pays, et particulièrement le nôtre, l’excroissance de l’Etat Providence, créant ainsi un quatrième secteur : celui des assistés dont la proportion dans la population en âge de travailler est visiblement en hausse ! A la difficile réindustrialisation on devrait préférer la réactivation des assistés.
Les délocalisations
Les protectionnistes et souverainistes n’ont aucun sens de la réalité économique mondiale. Jadis François Perroux avait écrit que l’économie est « génomique », c’est-à-dire dépendante des richesses contenues dans les terres de la nation considérée. Dans cette approche, le commerce « international » (il n’a jamais été échange entre Etats, mais entre producteurs et consommateurs) s’organisait en fonction des ressources agricoles, minières, énergétiques possédées par chaque Etat. En poussant un peu plus loin le souverainisme on en arrive à la fable ricardienne de la division internationale du travail, notre Maurice Alais expliquait que la France ne pourrait plus produire que des produits de luxe et perdait toute chance de fabriquer des automobiles (qu’il réservait à l’époque aux Américains. Les statistiques démontrent qu’aujourd’hui les courants d’échange sont « croisés » : on vend aux Allemands des voitures fabriquées en France, et les Français achètent des voitures achetées en Allemagne ou fabriqués en République tchèque pour les Allemands.
Certes il y a encore une part de vérité dans cette approche « génomique », on observe aujourd’hui la chasse qui est faite à certains pays pour les métaux rares ou pour les énergies naturelles (fussent-elles fossiles).
Mais, pour la plus grande partie des échanges, le lieu de la production n’a plus qu’un intérêt mineur. Il est possible de « déménager » une usine en quelques mois, les techniques sont diffusées dans tous les pays et les progrès des transports (et notamment des containers) font qu’il est moins cher de fabriquer un pneu en Asie qu’à Clermont Ferrand. D’autre part le secteur des services n’a pas de frontière à franchir, en dépit des tourments que causent les administrations locales. C’est précisément en fonction de ces tourments qu’il est difficile d’investir en France : notre perte de compétitivité, contrairement à ce que dit notre Président, dépend des records que nous tenons dans les coûts (artificiels) du travail et de la bureaucratie.
Je voudrais conclure sur ce qui me paraît primordial. Supposons que les investisseurs étrangers choisissent la France. Mais combien de Français choisissent-ils l’étranger ? Importer du capital financier c’est bien, mais exporter du capital humain c’est très vite la perte la plus lourde à coup sûr. Se féliciter de l’attractivité française n’est pas très lucide quand on ne s’inquiète pas du départ chaque année de plusieurs dizaines de milliers de jeunes Français, souvent les plus instruits et les plus dynamiques. Ces Français-là n’ont pas la même opinion que celle qu’on prête aux « grands patrons étrangers » : ils ne choisissent pas la France. Sont-ils de mauvais Français ?
[1] Il vient de créer dans la Silicone Valley un Société d’intelligence artificielle X.AI appelée encore Truth GPT qui se propose de « comprendre enfin l’univers tout entier ». A juste titre Luc Ferry s’est déclaré scandalisé dans un article du Figaro paru le 18 mai
[2] La source de ce renseignement est le classement EY (Ernst et Young), l’un des cabinets conseils les plus cotés au monde, le Président n’a pas contesté la qualité de la source.
[3] Cette précision a été donnée par le Président à la huitième minute de son interview. Voulait-il parler d’une baisse des salaires ou des cotisations sociales ?