L’exploitation politique du débarquement en Normandie semble aujourd’hui inéluctable. Il y a un précédent, dès 1944, il y a un tournant en 1994, il y a un couronnement, le 6 juin 2024.
Le précédent
En 1944 le Général De Gaulle ignorait tout du débarquement, le 6 juin il en ignorait encore l’existence. Mais une fois le succès acquis il s’est empressé le 16 juin de prononcer un fameux discours à Bayeux. Ce discours a pour but d’empêcher les Américains d’organiser un gouvernement sur le sol français, comme si les Etats Unis avaient pour but de coloniser notre pays. En réalité, De Gaulle préfère voir la France entre d’autres mains, dès le 4 Avril 1944 les communistes avaient été intégrés au Gouvernement Provisoire de la Républiques Française. Le nouvel ordre s’installait dans le pays, hélas sous forme d’ « épuration ». Robert Aron a dénoncé les exécutions sommaires multipliées en cette année 1944, en indiquant en particulier que les FTPF (Francs Tireurs Partisans Français) avaient tué très peu d’Allemands, mais beaucoup de Français « collaborateurs », et les tribunaux d’exception ont fonctionné sans arrêt tout au long de l’automne 1944, et les sentences rapidement exécutées, y compris les peines de mort[1] . De Gaulle a confirmé son allergie aux Américains en préférant honorer de sa présence le débarquement du 15 août 1944 sur les côtes varoises (La Nartelle, Boulouris, le Drammont) car ici ce sont des Français qui débarquent après avoir fait les campagnes du Maghreb, de la Lybie, d’Egypte, de Sicile et d’Italie. Le Général oubliait que ces soldats étaient en partie des Pieds Noirs (qu’il n’aimait pas) et que les chars, le matériel et les parachutes étaient américains.
Le tournant
Les historiens le situent en 1994, à l’occasion du cinquantenaire du débarquement. François Mitterrand est en fin de son second quinquennat, il ne se représentera pas en 1995. Mais il veut assurer sa succession dans deux domaines : une candidature socialiste, mais aussi l’Europe de Maastricht, construite efficacement par Jacques Delors, et dans la tradition française : une Europe « intégrée », sociale et cherchant une « défense européenne commune », dans le cadre de l’OTAN évidemment. Il a donc l’audace d’inviter le chancelier Helmut Kohl à Omaha Beach le 6 juin. Son argument est très simple : « Il est naturel que ceux qui ont été les acteurs ou les témoins de cet évènement, ou de ce qu’il en reste après cinquante ans, souhaitent se retrouver sur les lieux où ils ont vécu cet épisode ». Plutôt surpris par cette invitation, le chancelier Kohl va la refuser et propose que Français et Allemands fêtent plutôt le cinquantième anniversaire de l’armistice, le 8 mai 1995. Pour que les bonnes idées sur l’union européenne ne se perdent pas, Kohl est d’accord pour rencontrer Mitterrand à Verdun, là aussi Français et Allemands se sont rencontrés. La photo sera célèbre de Mitterrand prenant Kohl par la main et la tenant durant l’exécution de la Marseillaise…
Mais cela veut dire aussi que pour la première fois ce n’est pas le débarquement qui est fêté par ses participants, c’est un sommet politique que l’on veut organiser. Désormais il ne cessera de se répéter. Par exemple et pour marquer les grandes étapes : Chirac invitera le Chancelier Schroëder pour les cinquante ans (2004), il a été réélu deux ans plus tôt et veut décrocher l’Europe des Etats Unis, c’est la première fois qu’un chancelier allemand sera à Omaha Beach et François Hollande, à l’occasion des 70 ans du débarquement accueille 19 chefs d’Etat à Caen et suggère que la paix est maintenant revenue. Il rappelle que 21 millions de Russes sont morts pour la liberté, mais il évoque aussi tout le travail qui reste à faire pour les chefs d’Etat « Aujourd’hui les fléaux s’appellent le terrorisme, les crimes contre l’Humanité, mais ce sont aussi des fléaux terribles que nous avons à conjurer à travers les crises humanitaires, les dérèglements du système financier, les dangers du réchauffement climatique, la misère et le chômage de masse ». Evidemment on voit le rapport direct avec les jeunes qui ont débarqué en Normandie[2].
Le couronnement
Il appartenait à Emmanuel Macron de couronner la politisation du 6 juin. Tout d’abord il a eu la présence d’esprit d’inviter des hôtes prestigieux, à commencer par le Président des Etats Unis Joe Biden, le Président du Canada Justin Trudeau, le chancelier allemand Olaf Scholz, le prince William, représentant le roi Charles III, le Président ukrainien Volodymyr Zelenski. Mais Poutine n’est pas invité – c’est la moindre des choses. Ensuite en quelques heures il fera le tour de tous les hauts lieux de la résistance française – sans trop regarder si lesdits résistants seraient à ses côtés aujourd’hui. Mais la liberté n’a pas de parti : elle peut toujours servir, ici ou ailleurs – sauf dans les partis de l’extrême droite qui n’appartiennent pas à « l’arc républicain ».
Enfin et surtout, il aura l’impudeur et la grandeur de s’adresser à son bon peuple jeudi soir pour lui rappeler tout le bien qu’il lui doit. Un bien à partager avec Bruno Le Maire qui a « sauvé l’économie française » (au nom de la liberté économique), et avec Gérald Darmanin, qui se félicite du retour à l’ordre en Nouvelle Calédonie.
Pour marquer le panache de notre Président, on peut faire la comparaison avec ce qu’a dit Reagan au cours d’une visite, discrète et recueillie, sur les tombes des soldats.
La liberté, la démocratie et la Providence
En 1984 Ronald Reagan fait un court séjour en France avant de se rendre au sommet du G7 à Londres. Mais il demande à François Mitterrand d’aller passer une journée en Normandie, et plus précisément au Pic d’Hoc, une falaise inaccessible que les commandos américains ont malgré tout conquise, au prix de sacrifices très lourds. Reagan a fait revivre ce formidable exploit, il a rencontré certains des anciens combattants acteurs de cette victoire, et surtout il a dit en quelques mots simples ce qui a expliqué leur héroïsme qui, à cette époque, devait être le reflet de l’âme américaine profonde.
A titre personnel Reagan pensait que la guerre (qu’il avait faite) permet à chaque être humain de révéler le héros qui est en lui dans les circonstances périlleuses. Il avait une conception très libérale de l’individu, et de l’individu capable de s’affirmer face à l’Etat (il a lu Bastiat !). « Les hommes qui se sont battus en Normandie étaient persuadés que leur cause était légitime, qu’ils se battaient pour l’Humanité au nom de la liberté et de la démocratie » et d’ajouter une dimension nouvelle : « Il y eut encore autre chose pour encourager les hommes au jour j : leur certitude, ferme comme le roc, que la providence aurait son mot à dire dans les évènements qui se préparaient et que Dieu était leur allié dans ce combat pour une juste cause ».
Voilà sans doute la conclusion de cette journée du 6 juin : la dignité et la foi de ces jeunes, prêts à se sacrifier pour la liberté.
A mon sens cela a une autre allure et une autre valeur que l’exploitation politique d’une journée héroïque.
[1] Au nombre de 22.000 environ d’après le Ministère de la Justice cF. l’article de Cairn info 2007/3
[2] François Hollande leur prête des sentiments très élémentaires, l’amour d’une mère, d’un père, d’une femme, etc…Le lecteur pourra comparer avec ce qu’a dit Reagan quelques années auparavant.