Dans un récent ouvrage (L’État droit dans le mur, rebâtir l’action publique, Paris, Fayard, 2023), la chercheuse en économie au CNRS Anne-Laure Delatte avance, chiffres à l’appui, le paradoxe suivant : les « néolibéraux », qui auraient inspiré les politiques économiques de ces 40 dernières années – y compris en France – ne seraient pas, contrairement à ce que l’on serait tenté de croire, les ennemis de l’interventionnisme étatique. Loin de là même : ils n’auraient eu de cesse de promouvoir le rôle de l’État dans l’économie depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, espérant ainsi pouvoir remédier aux dysfonctionnements du marché – dysfonctionnements que la crise économique des années 1930 aurait prétendument révélés au grand jour.
Étant donné que le terme de « néolibéraux » désigne habituellement dans le débat public (sans doute à tort) les partisans de l’école autrichienne en économie (Mises, Hayek), lesquels sont résolument favorables au marché libre, non entravé par l’intervention de l’État, on est en droit d’être plus que surpris par une telle assertion. Il est vrai que l’auteur assimile (à tort) les « néolibéraux » dont elle parle aux « ordolibéraux » (dont la tête de file est Wilhelm Röpke) qui s’efforcèrent en effet de promouvoir un « interventionnisme libéral », sorte de troisième voie entre le libéralisme classique de laissez-faire et le dirigisme économique, dont ils se méfient pourtant.
Les « néolibéraux » auraient augmenté les impôts : pourquoi ?
Anne-Laure Delatte développe une argumentation sophistiquée : la France serait bien sous le joug des néolibéraux puisque c’est l’un des pays où les prélèvements sont les plus élevés. Voilà une rupture paradoxale avec le libéralisme classique qui a toujours prôné la réduction de la sphère de l’État, donc la réduction des dépenses publiques et des impôts. Les chiffres le prouvent (p. 50) : alors que les impôts payés par les entreprises et les ménages s’élevaient à 18% du PIB en 1949, ils ont atteint les 30% en 2021, soit 750 milliards d’euros cette année-là ! Or, ce n’est pas par hasard que cette croissance s’est produite, car, aux yeux des néolibéraux, « l’enjeu n’est pas, écrit-elle, la taille des impôts, mais plutôt qui les supporte et à qui ils profitent » (p. 51). C’est que pour l’auteur la fiscalité pèserait aujourd’hui dans notre pays sur les ménages bien plus que sur les entreprises, situation qui serait imputable… à l’application des principes « néolibéraux » depuis plusieurs décennies.
Mais voici maintenant l’explication du mystère : la chercheuse se fait historienne et nous invite à nous reporter à deux évènements dont elle entend démontrer les liens : le colloque Lippmann (1938) et la fondation de la Société du Mont-Pèlerin (1947).
Lippmann invente le néolibéralisme
Le « néolibéralisme » aurait été acté lors du fameux colloque Lippmann de 1938. Auteur notamment de La Cité libre, le journaliste américain Walter Lippmann défend alors l’idée qu’il faut remplacer le libéralisme classique, qu’il juge à bout de souffle, par ce qu’il propose d’appeler le « néolibéralisme ». Lippmann et ceux qui iront dans son sens axent leur réflexion autour de deux grandes lignes directrices : premièrement, la reconnaissance de l’échec supposé du libéralisme classique (le laissez-faire) ; deuxièmement, la défiance envers le socialisme et le collectivisme (p. 37-38).
Rappelons que le colloque international Walter Lippmann rassembla à Paris, du 26 au 30 août 1938, 26 économistes, intellectuels et penseurs libéraux autour de questions telles que : quel libéralisme faut-il promouvoir à l’heure de la montée des extrêmes en Europe ? Faut-il garder le terme « libéralisme » ou faut-il le remplacer par un mot comme « néolibéralisme », à la lumière de la prétendue faillite du libéralisme classique ? Or des divergences de taille se manifestent alors entre les participants – divergences qu’Anne-Laure Delatte omet de souligner dans son livre : alors que Lippmann lui-même s’en prend à la « secte des économistes du XIXe siècle » qu’il convient selon lui d’enterrer (Fabrice Ribet, préface à La Cité Libre, Paris, Belles Lettres, 2011, p. 39), Mises entend pour sa part réhabiliter le libéralisme ancien en l’affranchissant du joug de l’interventionnisme étatique. En outre, pour Lippmann, comme pour l’universitaire français Louis Rougier qui fut à l’initiative du colloque Lippmann, c’est, redisons-le, le laissez-faire qui a mené à la crise des années 1930, tandis qu’aux yeux des représentants de l’école autrichienne, c’est l’étatisme et le protectionnisme qu’il faut incriminer (ibid.).
Alexis Karklins-Marchay l’a d’ailleurs fort justement remarqué dans son livre Pour un libéralisme humaniste (Paris, Presses de la Cité, 2023, p. 57) : le colloque Walter Lippmann a mis au jour l’existence d’une réelle fracture entre Autrichiens (Mises, Hayek) et Allemands (Röpke, Rüstow). Certes, un texte de synthèse fut rédigé une fois le colloque achevé, mais il ne doit pas masquer cette opposition de taille entre deux visions de l’économie sans doute irréconciliables. Pour Rüstow, rappelle Alexis Karklins-Marchay, Mises se serait acharné à défendre des idées « paléo-libérales » : selon lui, c’est dans « l’alcool des musées » que les Autrichiens trouvaient leur place » (ibid., p. 60)… Mises qualifia quant à lui les Allemands d’ « ordo-interventionnistes » (ibid.).
La Société du Mont Pèlerin : retour au libéralisme classique
Pour soutenir sa thèse suivant laquelle le néolibéralisme règnerait actuellement en France, Anne-Laure Delatte considère que la Société du Mont-Pèlerin n’aurait fait que reprendre et amplifier les idées d’un Walter Lippmann, formulées lors du colloque de 38.
Rappelons déjà que la Société du Mont-Pèlerin eut pour origine la conférence internationale qui eut lieu en avril 1947 à l’hôtel du Parc au Mont-Pèlerin en Suisse, à côté du lac Léman, et dont le but était de redonner au libéralisme économique toute la place qu’il méritait dans nos sociétés. Or comme l’écrit encore Alexis Karklins-Marchay dans l’ouvrage précité (p. 62), trois courants se distinguèrent alors : l’école autrichienne (Hayek), l’école ordolibérale (Röpke, Eucken), enfin l’école de Chicago (avec notamment Milton Friedman). La Société se développera dans le prolongement de ladite conférence dans le sens voulu par Hayek qui en sera le premier président, de 1947 À 1961 (Röpke lui succédera pendant deux ans). Ainsi qu’Alexis Karklins-Marchay l’écrit (p. 63), Hayek « (imposera) dans les premières années la vision autrichienne, malgré la résistance des ordolibéraux, qui jugeaient ses écrits insuffisamment critiques sur les limites du libéralisme du laissez-faire ». Et l’auteur d’ajouter : « Même si Röpke conserva d’abord une certaine influence, les ordolibéraux virent progressivement leurs idées dominées par celles des économistes hayékiens puis, plus tard, par celles des libéraux monétaristes menés par Milton Friedman » (ibid.). Et c’est bien Hayek et Friedman qui devaient triompher en définitive, en recevant le prix Nobel d’économie respectivement en 1974 et 1976 (p. 65).
Ainsi donc, l’erreur d’Anne-Laure Delatte consiste à penser que le « néolibéralisme » d’un Walter Lippmann aurait constitué l’idée directrice de la Société du Mont-Pèlerin, alors que celle-ci fut en réalité largement sous-tendue par le libéralisme autrichien. C’est d’ailleurs ce libéralisme-là qui s’imposera à la fin des années 70 et au début des années 80 avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis.
La troisième voie n’est pas libérale
Il est bien évident qu’actuellement ni le Royaume-Uni ni les États-Unis ne sont « libéraux » au sens où ils le furent durant cette période. C’est plutôt la « troisième voie », avec plus ou moins de libéralisme et de redistribution, qui semble s’être imposée dans ces deux pays ces dernières années, comme dans nombre d’autres pays occidentaux dont la France. Mais ce n’est certainement pas dans l’émergence de la Société du Mont-Pèlerin qu’on peut voir les origines de la « troisième voie » ! L’erreur d’Anne-Laure Delatte consiste à mettre dans le même panier « néolibéral » tous les libéraux, alors qu’en réalité – et ce dès le colloque Lippmann en 1938 comme nous l’avons rappelé – de profondes divergences apparurent entre différents courants intellectuels au sein même de la famille libérale.
Evidemment, si par « néolibéralisme » on veut parler de la « troisième voie », alors une partie du moins des arguments d’Anne-Laure Delatte peut s’entendre. Mais si par « néolibéralisme » on désigne, comme cela est le plus souvent le cas, le libéralisme de Mises ou Hayek, alors on doit bien reconnaître que ce libéralisme-là a hélas largement disparu dans les faits depuis la fin de la parenthèse qu’a constituée la décennie 1980-1990.
Peut-être (espérons-le !) reviendra-t-il un jour en force. Mais il est de toute évidence largement absent de nos sociétés actuelles. Le mieux ne serait-il donc pas d’abandonner cette référence au « néolibéralisme », concept flou et élastique, et dont on comprend qu’il permet à l’auteur de l’essai en question de justifier son appel à refonder l’étatisme ?
En effet l’étatisme qu’elle appelle de ses vœux va encore bien plus loin que l’étatisme de la troisième voie, qualifié de « néolibéral ». L’étatisme qu’elle défend doit selon elle cesser de soutenir les entreprises au profit notamment des ménages qui auraient besoin d’être aidés, C’est seulement alors, pense-t-elle, que l’étatisme pourra retrouver la faveur de l’opinion, qui tend aujourd’hui à ne voir en lui que complaisance envers le marché et les entreprises. Le concept de « néolibéralisme » tel qu’il est entendu dans l’essai dont nous nous efforçons de discuter la thèse centrale, ne relève-t-il donc pas avant tout d’une approche politico-économique, bien plus qu’il ne permet d’éclaircir notre compréhension de l’histoire économique récente de la France ?