Un mot de travers, et voilà un évènement majeur : les membres de la coalition protestent,
entre autres Elizabeth Borne, Gérald Darmanin s’indignent. Le mot de travers : « l’état de
droit ». Et Bruno Retailleau voué aux gémonies, simplement parce qu’il n’a pas su dire ce
qu’il entendait notamment à propos de la législation sur l’immigration.
J’apprécie le conservatisme et la chrétienté affichés par Bruno Retailleau, qui a de la lucidité
et du courage. Mais comme la quasi-totalité de la classe politique française il n’est pas à
l’aise dans le vocabulaire et les concepts qui définissent une société de libertés. Il aurait dû
dire : « l’état du droit » au lieu « d’état de droit », c’est-à-dire « l’état dans lequel la
législation française actuelle nous empêche de maîtriser l’immigration et l’insécurité ». Il y
avait un raccourci très clair et net : le « droit positif ». Et le droit positif peut hélas – et pas
seulement en France – violer l’état de droit.
Le droit positif porte atteinte à l’état de droit
Le droit positif est l’ensemble des textes imposés par le pouvoir politique à ses citoyens. Ce
sont en quelque sorte les règles du jeu social que tous doivent respecter. Il faut évidemment
distinguer deux contextes politiques : celui d’un pays soumis à des dictateurs, qui ont justifié
toutes leurs exactions par une législation adéquate, ils ont « légalisé » leurs crimes, et celui
d’un pays démocratique.
Dans un pays démocratique, ou réputé tel, il y a deux approches : approximativement celle
de Rousseau et celle de Kant. Pour Rousseau la démocratie appartient au peuple, donc à ses
représentants élus. Bastiat résume ainsi la situation « On attribue à la Loi, et par suite au
Législateur, une puissance absolue sur les personnes et les propriétés 1 » C’est ce que pensent
sans doute nos élus actuels, et Bruno Retailleau lui-même rattache le droit au législateur.
Pour Kant, toute règle de droit doit dépendre d’un « impératif catégorique » : tenir compte
de la nature de l’être humain, garantir ses droits individuels. Hayek rend hommage à la
tradition allemande, : le Rechtsstaat, qui remonte au despotisme éclairé de Frédéric II et
dont la philosophie a été expliquée par Wilhelm von Humboldt 2 . On en vient ainsi à
l’opposition découverte par Benjamin Constant entre la démocratie à l’ancienne et la
démocratie moderne. L’« ancienne démocratie » est celle d’Athènes : les règles de la Cité
sont votées par les citoyens (étant précisé que seuls les hommes « libres » ont droit à
participer à l’agora). La nouvelle démocratie est celle qui garantit les droits de la minorité, et
de la plus minoritaire des minorités : l’individu. Donc la démocratie est la garantie des droits
individuels.
Droits individuels : lesquels ?
Reste à savoir ce que sont les droits individuels. Il est coutumier de se référer aux
déclarations des droits de l’homme et il y a des juridictions qui ont vocation à faire respecter
les « droits de l’homme ». Mais quelle déclaration ? Celle du Bill of Rights britannique, celle
des Américains de 1776, celle des Français de 1789 qui se veut « universelle » ; mais la
déclaration française limite l’usage du droit de propriété individuelle. Plus grave encore, la
Déclaration de l’ONU en 1948 remplace les « droits de » par les « droits à » et énumère tout
ce que la société doit à l’être humain : une instruction, un emploi, une justice sociale , etc..
Cela signifie que les individus n’ont de droits que ceux que la société veut bien leur accorder.
En élargissant le débat, on en revient à la grande idée thomiste : les êtres humains n’ont pas
d’autre moyen de fixer les bonnes règles du jeu social qu’en corrigeant progressivement les
erreurs commises. Le progrès de la liberté se fraye historiquement un chemin à travers un
processus d’essais et d’erreurs, et c’est une idée qui permet à Hayek de distinguer entre
ordre créé et ordre spontanée. Ce n’est pas au génie d’un chef d’Etat ou même d’une
Assemblée que l’on peut réussir à améliorer les institutions, mais à l’expérience accumulée
au fil des générations. Ici se divisent les libéraux, je suis persuadé comme Christian Atias ou
Michel Villey que la quête institutionnelle est en recherche du droit naturel, c’est-à-dire d’un
droit conforme à la nature profonde de l’être humain. Mais Hayek ne voulait pas se référer
au droit naturel, alors même qu’il a dit toute son admiration pour les Scholastiques, qui ont
prolongé l’œuvre de St Thomas d’Aquin 3 .
La définition de « l’état de droit »
On ne peut reprocher à Bruno Retailleau ni à ses adversaires d’ignorer ce qu’est réellement
l’état de droit, leur culture française ne permet pas de comprendre ce qu’est « the rule of
law » ni pourquoi le roi d’Angleterre peut être poursuivi devant les tribunaux de droit
commun.
Droit commun : c’est dire que la loi doit être la même pour tous. C’est l’égalité en droits,
c’est l’égalité visée dans le triptyque Liberté Egalité Fraternité.
Parallèlement les tribunaux chargés de protéger les droits individuels doivent être les
mêmes pour tout justiciable.
Ce n’est pas le cas en France. La plus grave des atteintes à l’état de droit est dans notre pays
l’existence de tribunaux destinés à juger de l’administration, et l’existence d’un droit public
dont la jurisprudence est changeante mais toujours dans le même sens : développement du
secteur public multiplication des services publics et du nombre de fonctionnaires : garantie
d’irresponsabilité et de déficits.
Un autre indice de l’inégalité devant la loi est le nombre de codes, aujourd’hui légalement
recensé à 73. On est loin de la trilogie de Portalis : code civil, code pénal, code du commerce.
En outre à quelques-uns de ces codes peut correspondre une juridiction spéciale : par
exemple pour le droit du travail (les Prudhommes), pour les baux ruraux, pour la pollution
maritime, etc. Enfin et non le moindre la politisation de la magistrature a pour effet de juger
certaines personnes selon leurs opinions et leurs positions. On a pu voir, notamment avec
l’affaire Fillon, comment les procédures se trouvent soudainement accélérées, alors que des
affaires vieilles actuellement de douze ans ne sont toujours pas traitées.
L’absence d’état de droit dans notre pays débouche sur une concentration du pouvoir et la
banalité de la corruption. Je me permets de citer un paragraphe de mon « vaccin libéral » 4
« Assurés de l’impunité en raison de hautes fonctions, les hommes d l’Etat s’affranchissent du
droit commun. Plus le poids de l’Etat augmente, plus nombreuses sont les occasions de tirer
un parti financier des prérogatives que l’on exerce :marchés publics, exemptions fiscales,
subventions, etc. Il est toujours facile d’invoquer l’intérêt général pour rentabiliser des
intérêts très particuliers ».
1 Dans son pamphlet « Propriété et loi » que l’on peut trouver dans « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas »,
p.123 Romillat 3 ème édition janvier 1994
2 F.v.Hayek La Constitution de la Liberté litec, éd 1994, pp.196 ss.
3 Plusieurs spécialistes du droit naturel en font le résultat d’une dialectique permanente ente droit positif et
droit divin. Ce n’est que par évolution du droit positif que les sociétés approchent le droit divin, par définition
inaccessible à la raison humaine.
4 « Vaccin libéral, contre le despotisme, contre le populisme » , IDH éd. 2017 p.46