Je remercie Victoria Curzon Price pour m’avoir autorisé à publier une conférence qu’elle a donnée en 2007. Ce texte, vous le verrez, n’a pas pris une ride. Par sa clarté, par sa profondeur, il fait partie de mes fondamentaux depuis fort longtemps, et je suis sûr qu’il vous aidera à convertir au libéralisme nombre de vos proches.
Professeur à l’Université de Genève, cette Anglo-Américaine est reconnue comme l’une des grandes spécialistes du commerce international. Elle a présidé la Société du Mont Pèlerin, aréopage des intellectuels libéraux du monde entier.
Je précise que le thème de sa conférence était l’échange et le marché, donc elle n’a pas fait allusion au progrès décisif qu’a permis l’introduction de la monnaie dans les échanges – mais c’est un autre sujet.
[1] : Pour des raisons techniques, le schéma complet proposé par Madame Curson Price ne peut pas apparaître en entier, veuillez cliquer sur le schéma tronqué.
Selon Montesquieu, le commerce adoucit les mœurs, mais la France d’aujourd’hui ne lui prête guère attention. Or le commerce est un moyen essentiel de survie pour l’humain. Les deux autres sont le vol et le don – il n’en existe pas d’autres. Considérons ces trois moyens d’assurer sa subsistance, illustrés par le schéma simplifié ci-dessous. A chaque moyen de survie est associé son « mode opératoire », les valeurs auxquelles il fait appel, données par les mots encadrés.
Le don n’est un moyen de subsistance sûr qu’au sein d’un groupe très restreint – la famille ou le cercle d’amis proche, car l’altruisme s’étiole à mesure que les liens d’amour se distendent. Au sein d’une famille les enfants, les malades et les anciens reçoivent le soutien des membres vaillants, mais normalement une personne adulte en pleine possession de ses facultés préfèrera vivre de ses propres moyens. Cela tient de sa dignité et de son autonomie en tant qu’être humain, mais d’un point de vue purement utilitariste, c’est aussi le moyen le plus sûr de ne pas tomber dans le besoin, car même la famille n’est pas toujours très tendre à l’égard de l’un des leurs en parfaite santé en train de quémander…
De la tribu au commerce de troc
A l’époque où nos ancêtres chassaient en petites bandes dans les savanes africaines, l’ordre social au sein de la petite tribu était basé sur l’autorité du chef de clan, qui veillait aux tire-au-flanc et autres resquilleurs et qui maintenait la cohésion du groupe en rendant justice. C’était sans doute un mélange d’amour, d’affection et de violence qui assurait un minimum d’ordre social et l’échange explicite y comptait pour peu. Pour les relations inter tribales, c’était au mieux la méfiance, au pire la guerre – c’est-à-dire le vol et son mode opératoire associé, la violence. A cette époque lointaine, il n’y avait presque rien entre le don et le vol – l’échange n’existait presque pas.
Considérons l’opposé du don – le vol, la spoliation, le pillage – qui nécessite l’utilisation de la coercition. Ce moyen de subsistance a toujours existé (et existera toujours). Néanmoins, tout l’art de gouverner consiste à le minimiser, car s’il devient dominant, l’ordre social s’écroule et toute vie normale devient impossible. D’ailleurs, tous connaissent la pensée de Thomas Hobbes : dans l’état de la nature, la vie de l’homme est misérable, brutale et courte, car l’homme est un loup pour l’homme. D’où le moindre mal, selon lui, d’un « Léviathan » – un souverain puissant que nous acceptons car il impose l’ordre social. En échange nous cédons notre liberté.
Mais Hobbes n’a pas vu qu’il existait une troisième possibilité ! Car il existe quelque chose entre le don et le vol, à savoir l’échange, basé sur la réciprocité (qui n’est ni violence, ni altruisme), qui fait appel à une notion d’équilibre, de donnant-donnant. Les anthropologues nous disent que le troc s’est établi entre tribus nomades depuis au moins 40.000 ans, car nous trouvons dans les sépultures des minéraux qui ne se trouvent pas dans la structure géologique du coin. L’échange entre tribus s’est sans doute établi bien avant, mais nous en avons perdu la trace. Trace qui aujourd’hui est en train d’être découverte grâce à la génétique, car la première valeur à être échangée fut certainement les femmes…
Remplacer le rapt et le pillage par l’échange paisible fut un progrès social indéniable, là où il se produisit, mais ce ne fut sans doute pas facile. L’échange paisible arrive parfois à dominer les relations entre tribus étrangères plutôt belliqueuses et agressives car il procure des gains matériels substantiels. Voyons brièvement la nature de ces gains.
Les gains de l’échange
J’ai un meuble à vendre. Je suis prête à m’en séparer pour, disons, 10.000 €. Quelque part sur le marché se trouve une autre personne qui cherche, justement, ce type de meuble, et qui serait prête à le payer 20.000 €. Il existe donc un « espace d’échange » entre ces deux estimations de valeur différentes pour un même objet. Si l’échange se concrétise à 15.000 €, l’acheteur a « gagné » 5.000 € (car il était prêt à payer 20.000 €) et moi aussi, j’ai gagné 5.000 € (car mon prix de réserve était de 10.000 €). Ce type de gain est la motivation derrière chaque transaction marchande, autrement elle ne se produit pas. L’échange volontaire est par définition bénéfique aux deux parties ; il s’agit d’un jeu « à somme positive ». Si ce n’est pas le cas, il s’agit d’un échange forcé (du genre « ta bourse ou ta vie ») et c’est du vol, pas de l’échange. Le vol est foncièrement injuste, alors que l’échange est en soi équitable.
Or l’échange a du mal à s’imposer car le vol procure un gain immédiat bien supérieur : si mon « acheteur » me vole mon meuble, il obtient immédiatement, et pour rien en échange, un objet qui a une valeur pour lui de 20.000 € et moi, j’ai tout perdu. Comment l’échange réciproque s’établit-il quand même, malgré les rapports de force qui font partie inhérente de la plupart des relations humaines ? Il s’établit grâce aux gains cumulés de l’échange : dans mon exemple, il suffit de répéter le « jeu » de l’échange cinq fois pour que les gains de l’échange dominent les gains du vol.
On peut spéculer à l’infini sur les modalités du passage du monde de Hobbes à celui où l’échange paisible (ni le vol, ni le don) devient le moyen dominant de s’assurer l’existence. Mais le fait est que c’est ce qui s’est passé, autrement nous en serions encore à l’âge de la pierre. Car l’échange paisible permet la division du travail, l’épargne, l’investissement, l’augmentation de la productivité, en un mot, la civilisation. Bien sûr la guerre entre les nations (nos tribus modernes), tout comme le vol au sein des sociétés, n’ont pas été éradiqués. Mais ce ne sont pas des comportements dominants, autrement on ne compterait pas 6,2 milliards d’êtres humains sur Terre actuellement… et en phase de passer à peut-être 8-9 milliards vers 2050…
Assurer l’ordre social (c’est-à-dire, minimiser la violence, le pillage et la spoliation) entre un si grand nombre serait tout simplement impossible sans l’échange. Ce n’est pas une performance d’assurer l’ordre social dans un petit groupe de chasseurs/cueilleurs. La poigne suffit. Mais entre des milliards… D’ailleurs, si l’humanité n’arrive pas à contrôler elle-même sa démographie, un moyen terriblement efficace de le faire serait l’effondrement du système d’échange mondial actuel. Et ne pensez pas qu’il repose sur des bases particulièrement solides ! Supposons, un instant, que la fraude (qui n’est qu’une forme de vol) s’empare d’un point névralgique du système d’échange mondial. De fraude en fraude, plus personne ne fait confiance à son partenaire dans l’échange… c’est ce qui est en train de se passer actuellement dans le monde bancaire, à cause d’une fraude qui a débuté sur les marchés des dérivés hypothécaires aux Etats Unis. C’est très dangereux. Prenez note et dites-le : le libre marché ne fonctionne pas sans éthique ! Et l’éthique de la réciprocité est bien simple : l’honnêteté, le respect de la parole donnée et l’exécution en toute bonne foi des contrats. Nous savons que c’est un combat de tous les jours de maintenir cette éthique, sans laquelle le commerce à grande échelle s’effondrera.
L’échange marchand est souvent vilipendé car il est réputé sans cœur et sans merci. Mais c’est la fraude qui est en cause, pas l’échange basé sur la réciprocité, qui est par essence équitable. Malheureusement, on se trompe de cible. Voyant des injustices graves issues de l’échange, au lieu de chercher la cause dans les vols, les fraudes et les privilèges, on blâme le système d’échange lui-même et on essaye de corriger ses soi-disant tares par l’altruisme forcé ou par la réglementation.
De toutes façons, la réciprocité est bien moins noble que l’altruisme ! Si bien que les bonnes âmes ont à un moment rêvé de remplacer l’échange par le don au niveau de toute la société. Grande erreur ! Ce qui « marche » à petite échelle, au sein de la famille, ne fonctionne pas au niveau de la grande société anonyme. Le Communisme a échoué, malgré ses nobles aspirations d’origine, car il était contraire à la nature humaine – l’altruisme ne fonctionnant qu’à petite échelle. De même, n’essayez pas d’organiser la petite famille sur une base purement marchande : on payerait chaque acte d’amour ? Ce serait le drame ! L’amour et l’affection sont d’un tout autre ordre et il est illusoire de vouloir les étendre au-delà du petit cercle familial. L’ordre marchand par contraste peut s’étendre à la planète entière… A chaque sphère, ses règles et ses modes de fonctionnement. On les mélange à ses risques et périls.
L’échange inégal
Que dire de « l’échange inégal », cher à Marx ? Pour ce dernier et ses disciples, l’échange est toujours le résultat des rapports de force dans la société, donc il est nécessairement injuste. Les employeurs exploitent les employés, les producteurs exploitent les consommateurs, les propriétaires exploitent les locataires, les pays riches exploitent les pays pauvres etc. Pour faire court, l’erreur de cette philosophie est de diviser la société en de grandes catégories antagonistes et de les doter de « volonté » d’action comme si elles étaient des individus. C’est appliquer l’anthropomorphisme aux grands groupes d’humains (erreur catégorique qui mène à la culpabilité collective, aux punitions d’innocents et parfois au génocide). Mais en réalité, même si « les employeurs » voulaient exploiter « les employés », ils ne peuvent le faire, car ils n’agissent pas ensemble. Etant en concurrence les uns avec les autres, ils sont obligés de payer « le salaire du marché » s’ils veulent engager du personnel. Et ce niveau de salaire est le résultat de millions de décisions individuelles… En d’autres termes, les forces de la concurrence sur d’innombrables marchés rendent impossible « l’échange inégal », même si chaque agent, pris individuellement, veut bien extraire un maximum du jeu de l’échange. Comme disait Adam Smith, ce n’est pas par bonté de cœur que le boucher vous sert correctement, mais parce qu’il ne veut pas que vous alliez chez son concurrent… Les clients avertis ne se laissent pas gruger. Il n’y a donc que la concurrence pour débusquer les tricheurs et les fraudeurs, et les minimiser. L’échange est légitime du moment qu’il opère dans un cadre de droit qui maintient la concurrence, punit la violence et la fraude et limite les privilèges. Et nous ne faisons pas référence ici à la fameuse « concurrence parfaite » chère à la théorie microéconomique, mais à une concurrence de marché réalisable dans un cadre de droit normal.
Il n’empêche que l’idée de l’échange inégal est particulièrement tenace en France, qui détient le palmarès des opinions négatives à l’égard du marché, comme en témoigne le tableau ci-dessous, fondé sur un sondage de plusieurs milliers de personnes, datant de 2005. Sur les vingt pays couverts par l’étude, la France vient en toute dernière position, avec seulement un tiers environ des personnes sondées (36%) approuvant la liberté d’entreprendre et le libre marché. La France est donc le seul pays où une moitié de la population (50%) rejette le libre marché. Par contraste, 74% des Chinois le plébiscitent. Serait-ce parce qu’ils ont récemment souffert du Communisme ? Généraliser trop librement serait dangereux ! Car regardons les Russes, dont seulement 43% sont favorables au libre marché… Mais c’est toujours beaucoup plus qu’en France. Pourquoi ce décalage époustouflant ?
Affirmation: “la liberté d’entreprendre et le libre marché | ||||
sont les meilleurs moyens d’assurer l’avenir du monde” | ||||
% | % | % | ||
d’accord | pas d’accord | ne sait pas | ||
Chine | 74 | 20 | 6 | |
Philippines | 73 | 22 | 5 | |
Etats-Unis | 71 | 24 | 5 | |
Inde | 70 | 20 | 10 | |
Corée du Sud | 70 | 19 | 11 | |
Indonésie | 68 | 29 | 3 | |
Nigeria | 66 | 29 | 5 | |
Grande Bretagne | 66 | 27 | 7 | |
Allemagne | 65 | 32 | 3 | |
Canada | 65 | 29 | 6 | |
Pologne | 63 | 19 | 18 | |
Espagne | 63 | 28 | 9 | |
Mexique | 61 | 38 | 1 | |
Kenya | 59 | 25 | 16 | |
Italie | 59 | 31 | 10 | |
Brésil | 57 | 30 | 13 | |
Turquie | 47 | 36 | 17 | |
Russie | 43 | 34 | 23 | |
Argentine | 42 | 29 | 29 | |
France | 36 | 50 | 14 | |
Source: GlobScan 2005, “20-Nation Poll on Free Market System” |
Parmi plusieurs explications possibles, je choisis la suivante.
La France, lieu de naissance des Lumières et de la Révolution contre l’absolutisme et les privilèges, est paradoxalement aujourd’hui truffée de privilèges. Le débat pendant l’automne 2007 sur les régimes de retraite en fournit un excellent exemple. Or le libre marché dans un contexte de privilèges donne des résultats biaisés, illégitimes aux yeux de ceux qui n’en ont pas. Il se situe entre « vol » et « échange » en termes de notre schéma liminaire. L’opinion publique se trompe donc de cible – elle rejette le marché concurrentiel, au lieu de s’élever contre les privilèges !
Pour y voir plus clair, la France est plutôt mal servie par son « intelligentsia » – ses intellectuels et faiseurs d’opinion, qui ne décrochent pas de la théorie de l’échange inégal. On n’a qu’à écouter les débats philosophiques sur France Culture menés par Alain Finkielkraut pour se rendre compte à quel point le néo marxisme domine la pensée intellectuelle française. Il est par conséquent normal que la population en général reste sceptique à l’égard du marché – elle est continuellement bombardée par la même idée fausse. Mais l’intelligentsia se trompe de cible – au lieu de lutter contre l’échange inégal en combattant les privilèges, elle préconise sans hésitation la réglementation du marché de travail, du marché de l’immobilier, du marché financier, etc., ce qui crée, justement, de nouveaux privilèges à chaque tour de vis. Finalement, le marché est tellement limité par la réglementation qu’il n’existe plus et ses pauvres vestiges donnent si peu de résultats que ces mêmes intellectuels, et l’opinion publique qui les suit, sont confortés dans leur conviction de son inefficience irréductible. C’est un cercle vicieux. A quand la fin de la Révolution française contre les privilèges ?
Victoria CURZON PRICE
Épatant un vrai condensé claire bien qu’un peu long une base à toutes réflexion.
Merci