Avant d’être enserrée par des cités HLM pleines de vitalité la ville de Marseille était en fait un ensemble de villages. Certes il y avait la Canebière, le Vieux Port, le Pharo, le palais Longchamp, et surtout la Bonne Mère, mais le centre-ville haussmannien était entouré de véritables villages, tels Mazargues, Sainte Anne, Sainte Marguerite, Saint Julien, les Trois Lucs, Sainte Marthe, Saint Jérôme, Saint Joseph, l’Estaque et la Madrague.
Mais on n’aurait su trouver mieux que Saint Barnabé : la rue Montagne, 325 mètres au milieu du village, bordée de commerces, au bout de la rue la place de l’Eglise.
Malheureusement depuis le début de l’année je ne sais quelle autorité administrative, je ne sais quels édiles de l’arrondissement, ou de la ville, ou des deux, ont décidé d’en finir avec la rue Montaigne : les trottoirs sont élargis, pour permettre à la population âgée de mieux déambuler et empêcher les automobiles de polluer (il n’y a aucun parking dans le village, à l’exception de celui de Carrefour, situé à 100 mètres de l’église …et payant et souvent complet).
Je prends l’affaire très au sérieux, parce que c’est une illustration remarquable de la « présomption fatale » dénoncée par Hayek, c’est aussi le refus de comprendre les évolutions institutionnelles et le processus d’essais et d’erreurs, et finalement des relations entre conservateurs et libéraux.
Le plus évident est la présomption de tous ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir : ils imposent aux autres de renoncer à une tradition et à des habitudes dont ils sont heureux. Ce sont des ingénieurs sociaux, ils connaissent les plans de la société parfaite et ont la générosité d’en faire profiter tout le monde. Les alibis ne manquent pas : la science et depuis au moins Auguste Comte et Saint Simon on a été persuadé que la cité doit être scientifiquement organisée :nous sommes entrés dans l’ère du progrès, nous avons inventé la justice sociale qui veut que tous les êtres humains soient égaux, nous avons subi les partisans de la révolution prolétarienne qui en finira avec l’exploitation capitaliste, et enfin, et non le moindre voici la très récente religion de la planète menacée par la pollution, l’énergie carbonifère et l’émigration climatique. Nul doute que les personnes âgées habitant le quartier pourront enfin respirer dans une rue vidée des automobiles. La France est le pays de Descartes, Paris a de belles avenues alors que le désordre urbain règne à Florence.
Mais il y a plus grave et pus fondamental en l’espèce. C’est l’ignorance de ce que peut être le progrès dans une évolution issue de l’ordre spontané. Evidemment les ingénieurs sociaux, les despotes, et de plus en plus les élus du peuple qui se prennent pour des ingénieurs despotiques, n’ont en tête que l’ordre créé : on organise le progrès par décrets et on peut toujours s’accommoder d’un droit positif qui est devenu une caricature du droit. En France le droit public permet toutes les audaces. [1]
En revanche l’ordre spontané va naître d’un processus d’expérience sociale, d’une sélection souvent très lente des règles qui vont régir la vie en commun. Ces règles sont appelées « institutions », et les institutions sont amenées à se modifier. A la suite de Mises et Hayek les libéraux classiques parlent d’un processus d’essais et d’erreurs. Ce qui marche est appelé à durer, ce dont on espérait que cela pourrait marcher mais conduit à des conflits permanents va tôt ou tard disparaître. Hayek a clairement expliqué qu’une règle du jeu social est indispensable parce qu’elle diminue la probabilité d’être surpris par des comportements individuels contraires à la règle « normale ». il y a peut-être une normalité statistique : ce que les gens font le plus habituellement. Mais il y a aussi une normalité morale (respecter les autres, avoir de l’empathie), voire religieuse (mais Hayek ne croyait pas au droit naturel, dont la dimension est en partie métaphysique comme l’a soutenu Jean Paul II)[2]. J’ai moi-même expliqué pourquoi l’institution du mariage est en train de disparaitre, mais peut très bien être restaurée[3]. La rue Montaigne, telle qu’elle fonctionnait faisait le plaisir de tout le monde, et depuis deux siècles, ce qui a fait l’attrait de plusieurs grandes familles marseillaises (comme les Caillols ou Saint Julien voisins). Mais voilà que ce qui convenait à tout le monde va disparaître par décret arbitraire bien que sans doute légal !
Contrairement à ce que prétend le jésuite Teilhard de Chardin les êtres humains ne savent pas la destination finale de l’évolution de leur société, ils avancent à tâtons avec pour guide ce qui convient à la nature de la personne humaine : elle doit jouir de la liberté, de la responsabilité, de la propriété, de la dignité. Voilà sans doute pourquoi la règle sociale est aujourd’hui aberrante, car ces valeurs fondamentales de l’humanité ne sont plus admises, ne sont plus enseignées, ne sont plus requises. L’idée de « contrat social », reprise avec talent par James Buchanan, n’a pas la moindre valeur explicative, car un contrat passé entre des personnes qui vivent ensemble à un moment (comme les membres d’un club) n’a que très peu de chances de convenir quand de nouveaux venus, d’une autre génération ou d’une autre origine, rejoignent la société : vont-elles accepter les règles du club ? l’évolution institutionnelle ne peut à mon sens se comprendre que si les essais ne se transforment pas en erreurs. Mon village n’était pas une erreur, les gens y vivaient paisiblement, pourquoi avoir du jour au lendemain brisé ce que deux siècles avaient bâti ?
Cela me permet de conclure sur les relations entre conservateurs et libéraux, il vaudrait mieux dire entre conservatisme et libéralisme. Hayek a ajouté une annexe célèbre à son ouvrage sur « la constitution de la liberté »[4]. Son titre est explicite et explosif : « pourquoi je ne suis pas conservateur ». En réalité il visait l’histoire du parlementarisme anglais, et visait les « torys » qui détenaient le pouvoir et avaient trois options fondamentales : la monarchie, l’Eglise anglicane et la propriété foncière. La caractéristique de ce parti est l’opposition au changement, à toute forme de changement. Par contraste Hayek dit sa sympathie pour les « vieux Whigs » qui incarnent le progrès, la recherche de nouvelles institutions. S’agit-il pour autant du libéralisme ? Non : Hayek constate sans doute que les whigs évolueront, avec Peel, vers le libre-échange, mais beaucoup de libéraux se diront, notamment en Europe, les partisans d’un conservatisme peu regardant. Hayek le déplore, comme il déplore que le terme « libéral » soit reçu aux Etats Unis tout à l’opposé d’une doctrine de la liberté. « Ce que le libéral doit se demander essentiellement ce n’est pas à quelle vitesse et jusqu’où nous devons aller, mais où nous voulons aller ».Le libéral doit lutter contre certaines des conceptions fondamentales que les conservateurs partagent avec les socialistes »[5]. Conserver la rue Montaigne telle qu’elle est, ce n’est pas trahir le libéralisme, c’est accepter la tradition qui a rendu des générations heureuses, parce que les villageois ont pu se connaître, partager, servir. Il est vrai que Hayek se demande finalement s’il ne serait pas nécessaire d’utiliser un autre terme que libéral, il évoque les « libertariens », mais le terme lui semble sophistiqué et encore plus ambigu. C’est le libéralisme qui est notre doctrine, qui anime la longue marche vers l’épanouissement personnel et l’harmonie sociale.
[1] CF mon article : dans le journaldeslibertes.fr été 2019 Biens publics, Services publics, Dépenses publiques
[2] Cf : Encyclique Fides et Ratio (1998)
[3] Cf mon article : Mon article Pourquoi ne se marient-ils pas ? dans la Nouvelle Lettre du 8 février 2023
[4] Friedrich Hayek La Constitution de la Liberté éd.LITEC 1994 Avant propos et traduction Jacques Garello, Préface de Philippe Nemo
[5] op.cit.p.394