Voici à nouveau la « France à l’arrêt ». Pourtant elle caracole en tête de tous les sondages : record du nombre de journées de grève, grèves politiques, services publics non assurés, contrats de travail sans valeur. La situation n’est plus tenable, l’exception française doit cesser, les grèves ne peuvent atteindre de tels sommets dans la violation de l’état de droit et dans le rejet des exigences d’une économie ouverte aux concurrences européennes et mondiales. Depuis des décennies les libéraux rappellent les réformes qui s’imposent.
La France des records
L’indice le plus apparent est la comparaison entre le nombre de journées de grève en France et dans les pays étrangers.
En 2021 avant Covid :
1.France 118 2.Danemark 116 3.Belgique 88 4.Canada 74 5.Espagne 57 6.Norvège 55 7.Finlande 37 8.Irlande 34 9.Royaume Uni 21 10. Allemagne 16
Encore faut-il préciser que ces chiffres ne concernent que le secteur privé.
Cette comparaison reflète assez fidèlement la différence qui existe entre quatre catégories de pays :
- Les pays où le droit de grève est constitutionnalisé et ne peut être limité par des procédures spécifiques ou des dispositions contractuelles, et où le droit de grève est un droit individuel que chaque travailleur peut invoquer. France et Italie appartiennent à cette catégorie
- Les pays où des procédures spéciales de médiation ou de conciliation sont en place pour permettre un règlement amiable des conflits,. Ici les conventions collectives prévoient en général une obligation de trêve sociale qui empêche les syndicats de recourir à une action revendicative pendant la durée de validité de ces conventions. Les pays scandinaves sont plutôt dans cette deuxième catégorie
- Des pays comme l’Allemagne et la Pologne où des règles relatives à l’action collective donnent aux syndicats le monopole de l’exercice du droit de grève, mais d’une part leur interdisent toute grève politique, et d’ailleurs toute grève ne se rapportant pas à des raisons contractuelles. En outre les grèves doivent s’accompagner d’une trêve et ne peuvent se légitimer s’il n’y a aucun autre moyen de régler les conflits du travail (ultima ratio)
- Des pays comme le Royaume Uni, où la grève est considérée comme une rupture de contrat et une forme de délit, qu’un juge pourra sanctionner d’après la common law.
Suivant les pays on va ainsi de la grève habituelle à la grève interdite. Chez nous la grève est une habitude, et à haute fréquence.
On peut aussi observer des différences sur d’autres points : les fonctionnaires ont-ils le droit de faire grève ? La continuité des services publics est-elle effectivement assurée ? Les salaires perdus par les grévistes sont-ils financés, et comment ? Les piquets de grève sont-ils autorisés ? Sur ces questions, la réponse française est du côté du toujours plus. La prime est à l’excès, pas de limite pour les grévistes : record appréciable.
La grève n’est pas un droit : c’est un fait
Parmi les libéraux philosophes du droit c’est sans doute Christian Atias qui a le mieux démontré qu’il y a incompatibilité entre la grève et l’état de droit[1]. Evidemment les partisans inconditionnels de la grève prennent argument de sa licéité : en France c’est bien la Constitution qui reconnaît le droit de grève : quoi de plus ? Mais ce positivisme néglige le fait que le « droit » de grève entre en conflit avec un autre droit, aussi vieux que les échanges entre êtres humains : le droit des contrats, qui lie les deux individus qui passent un accord à somme positive. Pourquoi admettre un droit aussi surprenant que le droit de grève ? Atias donnait la réponse : c’est que certains économistes, et même quelques juristes, se réfèrent à la prétendue « asymétrie du contrat de travail ». Dans un contrat de travail il y aurait inégalité entre le patron employeur et le salarié employé : l’un a tout pouvoir d’imposer les clauses du contrat, l’autre ne peut que s’incliner parce qu’il veut absolument obtenir l’emploi et n’a donc aucune arme pour défendre ses intérêts, il est d’avance sacrifié. Mais naturellement tout pourrait changer quand le contrat est négocié collectivement, et les syndicats sont là pour ce faire. Et voilà comment la grève serait un fait de nature à rééquilibrer les forces. Il n’y aurait donc pas de contrat de travail possible sans négociation collective et la grève serait le moyen de faire pression tant que l’employeur n’a pas cédé.
La constitution, la règlementation du travail, traduisent l’idéologie de la lutte des classes ; la grève est un outil de cette lutte. Evidemment la lutte des classes est une invention marxiste, véhiculée naturellement par les socialistes qui privilégient le collectif par rapport à l’individuel. Dans cette approche il est simplement oublié qu’il existe d’une part un marché du travail où s’opère une concurrence et d’autre part un juste prix qu’on ne peut effacer. Le marché du travail est une réalité parce que les patrons veulent embaucher une main d’œuvre qualifiée, fiable et dynamique, qui n’est pas toujours disponible (on voit actuellement le nombre d’offres d’emplois dans les activités de restauration ou de travaux publics que personne n’accepte), et parce que les candidats à l’emploi sont à la recherche du travail qui correspond à leurs compétences et à la rémunération espérée. Aujourd’hui le marché du travail est de plus en plus individualisé parce que la concurrence s’est élargie géographiquement (mobilité des salariés, délocalisation des entreprises) et professionnellement (meilleur niveau de formation, spécialisation des tâches, enrichissement du travail). D’ailleurs les emplois sont vacants quand manquent la qualification exigée. Le juste prix, ici comme ailleurs, est le résultat de l’accord contractuel, il tend vers la valeur marchande (payée par le client) du travail intégré dans la valeur ajoutée par l’entreprise. Il n’y a donc aucune raison, si ce n’est la raison idéologique et politique, pour effacer le contrat et présenter un droit du travail affranchi de l’état de droit. La grève ne relève pas d’un quelconque droit spécifique.
Comment s’opère actuellement l’exercice de la grève ?
Christian Atias relevait déjà que la façon dont la grève était décidée et se poursuivait était aussi un défi au contrat et au droit.
Certes les juristes français sont positivistes, et les Français le sont aussi : la loi c’est la loi. Il appartient donc au législateur de fixer les conditions dans lesquelles la grève doit s’exercer. Plusieurs questions devraient donc être réglées par ledit législateur.
Il y a d abord le vote de la grève : souvent à une majorité qualifiée du personnel. Mais comment se déroule le vote ? « C’est une perversion de la démocratie que d’imaginer que le vote majoritaire peut suffire à faire ou défaire le droit. Si le droit n’a pas plus de consistance qu’une consultation électorale, c’est peu de choses ! » (C.A.). Il y a ensuite l’appel à un médiateur pour régler le conflit du travail « « Le fait qu’il soit extérieur aux parties en présence n’est pas un gage de compétence, sinon de sérénité. Les médiateurs se recrutent en général dans les milieux de hauts fonctionnaires à la retraite, et le recours au médiateur est un moyen de confier à la technocratie, à la République des Experts et des Sages, le soin de tout régler à la place des autres » (C.A.). Donc, la seule solution est de coller au contrat, et de confier l’appréciation de la grève à un juge.
Le juge a-t-il tout pouvoir pour régler le contentieux ? Il ne peut considérer le contrat de travail autrement que n’importe quel autre contrat. C’est donc la responsabilité contractuelle de droit commun qui doit être mise en jeu. Elle ne peut admettre que la rupture du contrat soit sans conséquence, comme le suggérait l’article 521-1 du Code du Travail : c’est un article à supprimer puisqu’il prévoyait que « La grève ne rompt pas le contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié. Son exercice ne saurait donner lieu de la part de l’employeur à des mesures discriminatoires en matière de rémunérations et d’avantages sociaux ». L’irresponsabilité du gréviste était ainsi proclamée. Mais le droit du travail n’a cessé de « progresser ». D
Les ordonnances de septembre 2017 ont voulu atténuer les sanctions encourues par les grévistes, de peur que des dommages durables soient subis : la jurisprudence ne saurait avoir d’effets rétroactifs et casser le contrat de travail antérieur. De plus les conventions collectives ne peuvent être conclues qu’avec les syndicats, dont la représentativité est toujours incertaine. L’irresponsabilité est donc renforcée, les syndicats sont supposés n’agir que dans le sens de la paix sociale. Les ordonnances de 2017 (dites ordonnances Macron) ont été ratifiées par la loi du 29 mars 2018. Elles ont pour objectif « d’améliorer le dialogue social » en intégrant les accords d’entreprises dans les conventions collectives passées au niveau de la branche. C’est donc en faisant remonter les intérêts du personnel représenté par les syndicats représentatifs (que l’employeur doit indiquer et respecter) que l’on espère mieux protéger les salariés. Ce jacobinisme juridique est d’une telle complexité qu’aucune conséquence d’aucune grève n’est désormais certaine, seuls les syndicalistes négociateurs ont la clairvoyance voulue[2]. Il semblerait d’ailleurs que le gouvernement actuel serait disposé à aller plus loin dans le progrès si l’on interprète les propos du porte-parole du gouvernement le docteur Olivier Veran , qui a décrit les grèves actuelles comme porteuses d’apocalypse : « une catastrophe écologique, agricole, sanitaire » puisque la grève pourrait notamment multiplier les cancers de l’utérus.
Par contraste le droit européen pourrait-il tempérer les ardeurs françaises ? Le traité de Lisbonne (2009 se présente sous forme d’un catalogue novateur de droits et comporte (dans son chapitre IV, intitulé « Solidarité ») une disposition (article 28) protégeant spécifiquement le droit de grève. Quant à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) elle a , pour la première fois, affirmé que le droit de grève était un droit fondamental de l’ordre constitutionnel de l’Union européenn, mais dans ses arrêts elle a toutefois défini, pour la protection du droit de grève, une norme différente de celle appliquée dans certains États membres, mettant ainsi en cause l’application effective des régimes mis en place par ces États pour protéger l’action collective. Voilà pourquoi demeure toujours un certain écart entre la France et l’Allemagne…
Le temps est venu d’une réforme libérale
Aller plus loin dans la confusion, la surenchère et l’irresponsabilité menace gravement l’économie française et européenne. Il est inutile de s’appesantir davantage sur le droit positif.
Ce que nous proposons sérieusement est de présenter la logique d’une réforme libérale, avec l’espoir qu’elle soit le plus tôt possible mise en œuvre par une classe politique enfin lucide et courageuse. Il n’y a pas à notre sens de présentation plus claire et plus fondamentale que celle que proposait Christian Atias en 1988 (déjà !)[3] :
« La nouvelle logique n’admettra pas que les salariés soient libres de respecter ou non le contrat de travail. Elle mettra fin au mythe du « droit de grève » qui place des personnes en dessus de la loi du seul fait qu’elles agissent collectivement. Elle traitera toute circonstance particulière comme inédite, incomparable et sans pareille. Le retour au droit commun, en matière de grève, c’est le retour au contrat qui permet, seul, de coordonner les intérêts et de satisfaire les attentes des différentes personnes concernées.
Le droit de grève, comme le droit du travail de manière plus générale, doit être affranchi du mythe collectiviste et du schéma de lutte des classes qui l’inspire. Il doit laisser au second plan le jeu des syndicats et les procédures collectives pour rendre toute son importance à l’engagement personnel et au contrat.
Le droit libéral s’oppose au droit socialiste parce qu’il reconnaît à l’individu la possibilité d’être au cœur d’un réseau de droits et d’obligations qu’il organise lui-même, alors que l’individu en régme socialiste n’obtient de droit qu’à travers la société, à travers le syndicat, à travers la classe ou la catégorie à laquelle il appartient.
Des individus majeurs, conscients de leurs intérêts, soucieux de leurs carrières et de leurs emplois, méritent mieux qu’un droit socialiste, ils aspirent déjà aujourd’hui à un droit fait pour les personnes et non plus pour les factions. »
[1] Christian Atias (1947-2015), professeur à la Faculté de Droit d’Aix en Provence a été en particulier rapporteur de la Commission Droit et Liberté du travail dans le travail collectif dirigé par Jacques Garello Programme pour un Président, Albatros éd.Paris 1988 pp.67-72.
[2] Voici une présentation des ordonnances qui en dit long sur l’esprit des nouveaux textes : « Au-delà du caractère simplement « obligatoire » des négociations collectives, il est important de considérer ces dernières comme un temps d’échange nécessaire pour aborder des sujets parfois complexes, et même pour anticiper ou désamorcer des problématiques pouvant être sources de désaccords profonds entre les représentants du personnel et l’employeur. »
[3] Programme pour un Président op.cit.pp.71-72