Sans doute sa grâce, sa gentillesse et son dévouement lui ont-ils valu l’amour de son peuple et le respect de toutes les personnalités qui l’ont rencontrée. Elle avait donc des vertus personnelles exceptionnelles, cela portait à l’admiration.
Mais peut-être sa célébrité et son héritage ont-ils aussi tenu au fait qu’elle n’a cessé d’assumer sa fonction, de tenir son rang. Elle a réussi là où d’autres, dont son propre fils Charles III, n’ont pas réussi. Le défi est de faire vivre un pays dans lequel monarchie et démocratie peuvent durablement coexister. On parle souvent de « monarchie constitutionnelle », et le Royaume Uni n’est pas le seul pays à s’être donné un tel régime : en Europe ils sont douze pays, dont sept membres de l’Union Européenne (Grande Bretagne, Espagne, Belgique, Pays Bas, Luxembourg Danemark, Suède). Certes l’étymologie n’est pas respectée, puisque monarchie suppose pouvoir d’un seul, or les monarques de ces pays n’ont plus aujourd’hui quelque monopole du pouvoir, souvent ils n’ont aucun pouvoir.
Est-ce la constitution qui tempère la monarchie ? Il est rare qu’une constitution puisse protéger les citoyens des abus du pouvoir. Le pays réputé le plus respectueux de sa constitution, les Etats Unis, a bien du mal à lui rester fidèle et aujourd’hui le pouvoir fédéral de Washington a pris une extension que n’avaient sûrement pas imaginé les pères fondateurs en 1776. Quant à la Grande Bretagne elle n’a pas de constitution écrite, mais une série de textes et de coutumes qui devraient régir le comportement du pouvoir. Mais, précisément, en Grande Bretagne comme dans les autres monarchies dites constitutionnelles, le monarque n’exerce aucun pouvoir absolu.
Alors qu’est-ce qui fait la mission et le succès du monarque, et de la Reine Elizabeth II ? C’est de défendre la nation contre les possibles débordements de la classe politique, et de tempérer ainsi les possibles excès de la démocratie représentative. Le monarque remet la politique à sa juste place : le gouvernement s’en tient à son rôle, assurer la sécurité des citoyens. Voilà une conception toute libérale de l’Etat : qu’il utilise la contrainte simplement pour protéger la vie, la propriété et la liberté des personnes. En revanche, le monarque témoigne de l’identité nationale. Les mœurs d’un peuple s’inscrivent dans une longue période et de façon progressive : les institutions propres au bien commun n’existent pas par décrets, mais par un processus historique d’essais et d’erreurs.
Une autre façon de présenter la mission du monarque est de dire qu’il est le représentant, sinon le chef, de la société civile. Et que le pouvoir politique, fût-il celui d’un Parlement bien élu, ne peut violer les règles qui dirigent la société civile. C’est d’ailleurs ce qui fait, du moins au départ, la faiblesse de Charles III : les Britanniques n’ont pas apprécié qu’il ait trahi les règles. Sa vie personnelle et ses prises de position politique ne sont pas dans la tradition monarchique. Il n’a pas honoré la nation, du moins le peuple en est-il persuadé.
On comprend que de telles idées n’effleurent pas l’idée de la quasi-unanimité des français. Tout d’abord les institutions françaises sont historiquement créées par décret. Si elles ne satisfont pas les citoyens, on change le décret, il suffit d’une révolution. La France détient le record du nombre de constitutions depuis 1789. Faute de savoir faire les réformes les Français savent faire les révolutions. D’autre part l’Etat n’a cessé s’asservir le peuple : c’est « l’exception française » décrite par Jean Philippe Feldman. Enfin, et non le moindre, et le plus significatif, chez nous la monarchie est républicaine, ce qui veut dire d’abord que le Président de la République est monarque absolu, et ensuite qu’il n’y a ni place ni représentant de la société civile. Les Français ne sont pas des citoyens, ils ont accepté à ce jour la servitude volontaire.