C’est avec raison que beaucoup de Français pensent que nos paysans sont victimes de la concurrence que leur livrent non seulement les Chiliens et les Latino-Américains avec lesquels est négocié le traité Mercosur, mais aussi, et plus importante encore, la concurrence des pays européens membres de l’Union Européenne. Aujourd’hui les produits agricoles belges, allemands, hollandais, italiens, inondent les grandes surfaces, mais aussi bien les petits marchés locaux.
Cette situation est souvent dénoncée dans le discours politique et médiatique comme « concurrence déloyale ». La crise de l’agriculture française aurait donc pour origine des manœuvres nocives et répréhensibles de la part de nos concurrents étrangers. Cette version des choses est d’ailleurs le point de vue de nombreux dirigeants ou analystes européens : la concurrence doit être harmonisée, c’est-à-dire la même règle doit s’appliquer à tous les pays, sans aucune exception, sans quoi la concurrence serait « dommageable »[1]
On peut alors tirer deux conclusions de cette approche. L’une est négative : la France n’a rien à réformer dans le système actuel, le pouvoir doit par priorité garantir notre « souveraineté alimentaire ». L’autre est positive : revoyons la législation européenne et, si possible, toutes les modalités actuelles du libre-échange mondial.
La compétitivité française : le leurre de la « souveraineté alimentaire »
On peut aimer le patriotisme économique qui inspire l’idée de la « France seule » idée maurassienne et gaulliste qui a hanté le pouvoir central depuis des lustres.
Mais à juste titre les organisations paysannes ont relevé des failles inadmissibles dans le système actuel : le problème des normes est révoltant puisque les paysans français sont victimes de la surrèglementation de l’Etat français. Tout le monde est d’accord : les Français consomment des produits européens qui ne satisfont pas aux normes françaises. Aux exigences de Bruxelles Paris en rajoute toujours une couche. On relève aussi à juste titre la gestion de la PAC par le gouvernement français : les fonds parviennent aux bénéficiaires de la PAC avec retard, et la distribution entre exploitations agricoles est inégale, les grandes sociétés céréalières sont mieux remboursées. Bruxelles n’y est pour rien car la gestion de la Pac a été « nationalisée » depuis 2017 à la demande de Bruxelles qui a lancé depuis 2.000 le « deuxième pilier de la PAC » avec le Règlement Européen Rural. Enfin le prix du GNR (Gazole non routier) et son évolution jusqu’en 2050 ne concernent que la fiscalité française, Bercy et les syndicats français les ont arrêtés dans un accord récent.
Mais il ne faut pas arrêter ici la liste des facteurs qui diminuent la compétitivité de l’agriculture française. Il faut y ajouter le poids des impôts et prélèvements obligatoires prélevés sur la production agricole, mais aussi sur les revenus des agriculteurs. La Sécurité Sociale ruine les entrepreneurs agricoles comme elle ruine tous les entrepreneurs français. Il faut y ajouter le Code Rural et ses 3.000 pages. Il faut y ajouter la collectivisation du foncier avec les SAFER[2], qui disposent d’un droit de préemption et qui sont intervenues dans les deux tiers des transactions foncières l’an dernier. Réellement rien ne peut se faire sans l’Etat, en agriculture comme ailleurs. D’ailleurs la bureaucratie étatique génère fatalement la bureaucratie agricole, avec un nombre de fonctionnaires et administrateurs qui est très supérieur au nombre de paysans[3] !
Ainsi, en matière d’agriculture, comme pour la plupart des activités productives, la concurrence n’est pas déloyale, elle est faussée par le dirigisme étatique régnant en France.
Le commerce international : le leurre du « libre échange mondial »
Le dirigisme étatique n’est pas propre à la France, bien que nous puissions prétendre à des records. La vérité est que le dirigisme est une pandémie mondiale, elle déforme la concurrence au niveau européen et mondial.
En Europe la pression des écologistes au sein de la Commission et du Parlement Européen a accéléré le processus d’intégration : le projet est de s’unir pour mieux assurer la « transition énergétique » qui serait indispensable pour lutter contre le réchauffement climatique et ses effets sur les « gaz à effets de serre ». La France est à la tête de la révolution écologique, mais elle n’est plus suivie par plusieurs pays, où des manifestations se sont déroulées depuis quelques semaines, notamment contre l’obligation des « jachères » pour freiner la croissance et préserver la nature…
Malheureusement le protectionnisme a fait sa réapparition alors que la chute du mur de Berlin aurait pu annoncer une disparition des frontières économiques. Il y a eu sans aucun doute le concept de « développement durable », avec la conférence de Rio en 1992, elle a ressuscité une vieille lune marxiste : l’exploitation du Sud par le Nord. Elle s’est élargie depuis quelques années avec la création du groupe des Brics, alliance des pays émergents qui veulent conquérir les marchés riches de l’Amérique du Nord, de l’Europe et du Pacifique et des pays communistes qui ont la même visée mais caressent aussi le même projet.
Mais, plus prosaïquement, il y a le clientélisme électoral, et les paysans sont une cible utile et facile : ils changent les majorités dans des circonscriptions ou des régions bien repérables (ils deviennent ces « électeurs médians » qui basculent la majorité), et ils sont très organisés, ils constituent une « coalition dépensière » d’accès plus facile que la masse d’électeurs diffuse et insaisissable. Donc, les paysans ont toujours été les « bénéficiaires » du protectionnisme ; en France c’est le rapport Méline (1891) qui met fin à un court épisode de libre échange (notamment avec l’Angleterre et les Etats Unis), aux Etats Unis les « farmers » sont protégés par des tarifs, des normes, des subventions, des exemptions innombrables et croissantes. Ici encore l’écologie est un prétexte très efficace.
De la sorte le libre échange n’est qu’une apparence. S’il y a une concurrence déloyale, c’est celle que mettent en place la plupart des Etats du monde entier. Voilà comment la concurrence devient « inégale » : à chaque pays ses recettes pour freiner et bloquer les importations.
Fort heureusement un chant nouveau est entendu depuis quelques heures : si les importations de produits agricoles étrangers sont interdites ou fortement freinées, il deviendra difficile aux paysans français d’exporter leur production. Et si le protectionnisme agricole se radicalise en France, tous les secteurs s’exposeront à de fatales mesures de rétorsion : périodiquement le sort du fromage français dépend de l’acier américain. Enfin et non le moindre, la dépendance de notre pays vis-à-vis de l’étranger est trop avancée (médicament, énergie, transport, tourisme) pour qu’on puisse engager une guerre économique : on peut rêver à la réindustrialisation de la France, mais la balance commerciale industrielle ne cesse de se dégrader, et la réalité est la délocalisation hors de France, et la perte de notre capital humain aussi bien que de notre capital financier.
La réalité, c’est que la concurrence que nous croyons subir de façon déloyale traduit un rejet profond de toute concurrence, parce que la masse des Français se sent incapable de lutter dans la compétition mondiale, et ils ont raison : la concurrence est inégale parce que notre Etat Providence l’a faussé.
[1] Madame Primarolo (OCDE) avait lancé l’expression : « concurrence dommageable (harmful competition) » . Quand il n’y a pas harmonisation, le jeu concurrentiel devient dangereux. C’était aussi le point de vue de Jacques Delors, et c’est bien le point de vue dominant à Bruxelles et Strasbourg.
[2] Sociétés d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural, mises en place en 1960. Les SAFER débouchent sur la création de grandes exploitations agricoles que l’on imagine plus rentables parce que mieux équipées sur de plus grandes surfaces. Les petits paysans disparaissent, ils ont vendu leurs terres pour un « bon prix ». les SAFER ont presque totalement détruit les exploitations agricoles dans le Sud Ouest de la France.
[3] Dans la région PACA il n’y a pas moins de 34 instances administratives et syndicales qui s’occupent de l’agriculture. La plupart d’entre elles ont des antennes dans plusieurs villes ou agglomérations de la région.