La plupart des Français comprennent que d’importantes réformes sont aujourd’hui inéluctables. Ils se plaignent à juste titre des lourdeurs de la bureaucratie, filles de la centralisation administrative et politique : tout est décidé à Paris, loin des gens directement concernés dans les « territoires », puisque ce mot est à la mode.
Ancien Secrétaire Général de l’Elysée sous François Hollande d’avril 2014 à Juin 2017 Jean Louis Jouyet a publié chez Albin Michel un ouvrage très instructif : Est-ce bien nécessaire Monsieur le Ministre ?
Il rappelle tout d’abord que le secrétaire général de l’Elysée a tous les pouvoirs, il ne rend compte à personne autre que le Président, dont il est le conseiller permanent. D’ailleurs c’est Jouyet qui a fait entrer Emmanuel Macron dans le cabinet de François Hollande, il accèdera très vite au ministère de l’Economie et des Finances.
Enarque, Inspecteur des Finances, Jouyet n’a cessé d’être au sommet du pouvoir. Et il explique ce qui ne va pas dans l’Etat français depuis des lustres : il y a trop d’intermédiaires entre ceux qui décident et ceux qui doivent réaliser et appliquer les réformes. C’est la théorie du « millefeuille », mais avec une connotation plutôt élitiste : trop de personnes de moyenne qualité sont chargées de dossiers importants. Il y a trop de ministres et secrétaires d’Etat, qui eux-mêmes ont le concours de trop nombreux hauts fonctionnaires.
Lui-même a tenté plusieurs réformes mais elles se sont perdues dans les arcanes des ministères. Il se donne cependant bonne conscience en rappelant tous les postes où il a travaillé avec succès, depuis la direction de Barclays Bank, de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) jusqu’à la Banque Publique d’Investissement.
Voici où je veux en venir : de très remarquables énarques pourraient mieux réformer l’Etat s’il n’y avait pas la centralisation parisienne. Et Jean Pierre Jouyet de rêver d’une France des sous-préfectures, où les autorités locales pourraient enfin avoir l’initiative et la gestion de leurs affaires.
Je dois reconnaître qu’un énarque qui veut décentraliser est un personnage rarissime.
Et je suis obligé de dire que préférer la base plutôt que le sommet (bottom up) est un grand principe libéral : nous parlons de « subsidiarité verticale » : le pouvoir politique doit d’abord exister au plus près des citoyens et l’Etat central et parisien est une catastrophe. L’histoire de la République Française est celle du jacobinisme : Paris, le Louvre, Versailles et l’Elysée ont toujours contrôlé la vie du pays, dans le moindre détail. En France c’est l’Etat qui se prend pour la nation.
Il y a cependant deux ambiguïtés dans l’approche de Jouyet. La première c’est que le jacobinisme se porte très bien quand il n’y a plus d’intermédiaire entre le pouvoir central et le peuple. Au fond ce qui gêne les très hauts fonctionnaires c’est le « millefeuille » des administrations qui s’accumulent entre Paris et les territoires ; Jouyet part en guerre contre ceux qui empêchent l’Elysée de régner sans problème.
La deuxième ambiguïté est que la subsidiarité verticale n’est pas la plus importante, et qu’à se concentrer sur les rapports entre pouvoir central et pouvoirs locaux on se condamne à des réformes purement apparentes. On bricole l’Etat pour qu’il soit mieux géré, mais la sphère de l’Etat ne diminue pas. Or, pour les libéraux, la priorité est de réduire le domaine de l’Etat à son minimum. Il faut que la société civile, les citoyens, les familles, les entreprises et toutes les cellules de la société fassent leurs choix sans que l’Etat s’en occupe. L’Etat n’a qu’un rôle subsidiaire, il doit être amené à s’occuper seulement de ce qui nécessite l’usage de la contrainte dans la nation, puisqu’il est convenu qu’il bénéficie de ce monopole pour protéger les biens, les personnes et leur liberté. Encore faut-il se rendre compte que même dans sa sphère « naturelle », l’Etat peut compter sur des procédures marchandes et contractuelles avec souvent plus d’efficacité que les « services publics » aux mains de l’administration.
On ne peut pas oublier cet impératif de la subsidiarité horizontale, de cette ligne rouge entre le privé et le public. Je veux en donner deux exemples évidents et d’actualité.
On bricole depuis des années (1974) sur la réforme des retraites, et chaque fois on va modifier quelque paramètre : l’âge du départ, la durée des cotisations, le montant des pensions, etc. Mais on ne se pose pas le vrai problème : qu’est-ce que l’Etat vient faire dans la gestion des retraites, pourquoi le monopole de la Sécurité Sociale ?
Les élections européennes vont susciter nombre de discours et débats sur les pouvoirs respectifs de la Commission, du Parlement, sur le droit européen, sur la politique de l’énergie, sur la transition écologique etc. Mais on ne se pose pas le problème : quelle Europe voulons-nous, l’Europe pouvoir avec le jacobinisme bruxellois ou l’Europe espace avec la libre concurrence entre institutions nationales ?
Evidemment remettre en cause le système, s’occuper des structures profondes, est plus difficile que donner des chiffres sur ce qu’on pourrait faire en matière d’harmonisation fiscale
Le piège dans lequel la classe politique française risque de tomber, avec l’aval de la pensée unique, est celui d’une longue liste de réformettes qui ne nous diront jamais pourquoi nous nous sentons Européens.
Le besoin de vraies réformes pour changer un pays à la dérive devrait dissuader nos candidats et nos partis de s’en tenir à des amendements mineurs, il est temps d’en venir au fond des problèmes, en tous domaines. Le temps n’est ni à l’empirisme ni au rêve : il est à une cohérence doctrinale à partir des principes d’une société de libertés : un Etat subsidiaire, mais un Etat minimal.