Je crains que les Français n’aient pas bien compris ce qui s’est passé au cours de cette grève des contrôleurs de la SNCF. La rumeur publique évoque un scandale, un chantage, des centaines de voyageurs pris en otages, la désorganisation généralisée, le gouvernement impuissant : tout cela n’est que l’écume de la vague.
Je professe un libéralisme absolu, celui qui ne s’accommode pas des combinaisons politiques ni des mots d’ordre venus d’en haut. Donc, je vous engage à mesurer à sa pleine valeur l’innovation institutionnelle qui s’est produite dans notre pays, et nul doute que la France sera donnée bientôt en exemple dans tous les pays libres.
Comme dans certains autres pays, nous avions le privilège d’avoir des syndicats révolutionnaires, dont la doctrine est la destruction du système capitaliste coupable d’exploitation des travailleurs par leurs employeurs. Chaque fois qu’un mot d’ordre de grève s’annonçait, on savait qui viser : Martinez et la CGT, avec Sud Rail pour appoint.
Or, voici que les syndicats habituellement incriminés n’ont pas donné un ordre de grève. Ils ont laissé la grève entre les mains des contrôleurs. Désormais ce sont les individus qui prennent les responsabilités, et non pas les syndicats irresponsables. Le conflit du travail échappe donc à la logique collectiviste et il est revenu là où il n’aurait jamais dû cesser : au niveau des individus. Le principe libéral de la subsidiarité est parfaitement respecté : la décision appartient à celui qui en est le premier concerné, à celui qui a la compétence et l’information. Le contrôleur n’est-il pas le plus qualifié pour savoir si le train doit partir ou non ? C’est sur le quai, au tout dernier moment, que l’on saura si le contrôleur donnera ou refusera le départ. Cette souveraineté et cette responsabilité sont d’ailleurs reconnues par l’employeur : la SNCF ne peut laisser partir un train sans contrôleur. La présence du contrôleur dans le train ne se limite pas à vérifier la validité des titres de transport, il est le vrai capitaine de la nef sur rail. C’en est au point que la SNCF prendra en charge financière les dommages et retards subis par les candidats au voyage. Ce sacrifice (à charge supplémentaire du contribuable) démontre bien que le transport ferroviaire ne peut se concevoir simplement à partir de rails, de catenaires, de rames, de sièges, de compartiments. Il y a un élément humain indispensable. Or, le libéralisme est un humanisme.
Je reviens maintenant aux syndicats, volontairement absents de l’affaire. Il ne fait aucun doute qu’il y a un problème de représentativité pour ces syndicats, y compris pour la CGT. L’affaire des contrôleurs nous enseigne aussi que les syndicats ne peuvent prétendre être représentatifs de tout le personnel, et surtout des contrôleurs : qui contrôle les contrôleurs ? Quis custodiet custiodes ipsos ? Je trouve très réaliste de la part des syndicats de renoncer à décréter une grève dont ils savent qu’elle sera impopulaire et de nature à compromettre leur mission.
En effet les syndicats français ont, encore aujourd’hui, une mission : ce sont des partenaires sociaux. Cela veut dire qu’ils sont les seuls interlocuteurs de la classe politique, mais aussi de leur employeur. La CGT et Sud Rail sont ceux qui ont pour rôle de dialoguer avec la SNCF, leur employeur. De façon plus générale la France se vante d’avoir le syndicalisme le plus ouvert, le plus transparent (y compris du point de vue de son financement). N’ont-ils pas en face d’eux des syndicats patronaux puissants, la reconquête sociale n’est-elle pas possible sans la pression continue entre partenaires sociaux, avec éventuellement le recours salutaire à l’Etat ? La CGT est à la tête de la croisade anti-patronale, elle a heureusement neutralisé un Medef dont on sait que le dialogue est la règle d’or, et qui a tellement fait pour préserver la compétitivité des entreprises françaises.
Oui, je crois qu’il est temps de se réjouir de l’émergence de ce syndicalisme en rupture avec la logique collectiviste des partenaires sociaux. Une saine division du travail a finalement pu s’organiser : aux syndicats le partenariat social et les trains seront en grève générale mais ordonnée, au personnel le pouvoir dans l’entreprise, et les trains seront en grève ponctuelle et aléatoire.