Avec le recul du temps on mesurera certainement la visite du Pape François à Marseille comme un évènement historique. Sans doute les propos du Souverain Pontife ont-ils été souvent inspirés par l’actualité : Lampedousa, les tremblements de terre en Lybie, Syrie, Turquie, la guerre en Ukraine et en Arménie. Mais à mon sens le Pape François a adressé des messages fondamentaux, mais d’une qualité inégale, il a en effet juxtaposé une spiritualité stimulante et une géopolitique déprimante. J’avais annoncé une visite « équivoque »[1], en effet c’est à chacun de nous de retenir l’un ou l’autre de ces messages.
Je vous présenterai mes commentaires dans l’ordre chronologique de la visite, depuis la prière mariale à Notre Dame de la Garde jusqu’à la fin de la messe au Stade Vélodrome. La chronologie est en effet le seul ordre certain en l’espèce, car au cours de ces deux jours tout était dans tout[2].
La prière du Pape François à Notre Dame de la Garde
Elle s’adresse à chacun de nous, personnellement
Le Pape François vient de terminer la prière mariale. Si nécessaire j’ignorerai ce que le Pape François va dire dans les heures qui suivent. Mais je suis sûr que je ne pourrai oublier la prière qu’il a lue à Notre Dame de la Garde, parce qu’elle me concerne personnellement, elle me demande de changer mon cœur et mon âme.
Deux regards
L’évêque de Rome, au milieu de ses confrères, nous a expliqué ce qu’était le regard de la Vierge.
Ce regard nous invite d’abord à regarder Jésus, il est le regard de la miséricorde. Mais ce regard nous amène ensuite à regarder nos frères et sœurs c’est celui de l’intercession.
La Vierge de notre Dame de la Garde nous montre comment Jésus vient à nous. Il vient vers nous non pas pour nous régenter, mais pour nous relever, pour nous pardonner nos péchés. Marie nous rappelle la compassion : les pêcheurs que nous sommes sont associés à la passion du Christ. Jésus nous libère de nos blocages, nos rancunes, nos peurs, et il nous offre en retour des émerveillements, des sacrements, qui nous rappellent à la tendresse, à la foi à l’espérance et à la charité.
La Vierge de Notre Dame de la Garde nous demande aussi de nous élever vers Jésus en regardant nos frères et nos sœurs. Comment les regardons-nous ? Lors des noces de Cana, la Vierge intercède auprès du Christ pour défendre des êtres humains maladroits et faillibles. C’est en protégeant ceux qui tendent les mains vers le ciel, ceux qui sont les blessés de la vie, que nous remplirons le devoir d’amour qui nous vaudra la grâce de Dieu.
Trois statues
Le Pape François a remarqué comment les trois statues de la Vierge sur cette montagne de la Garde portaient trois regards, trois messages : au sommet de la basilique la statue est tournée vers le large : portez la bénédiction de Jésus ; dans la crypte la statue représente la Vierge portant d’une main l’enfant Jésus mais de l’autre un bouquet de fleurs : soyez dans la joie, soyez dans la beauté, tout être humain, même misérable, est dans la beauté ; derrière l’autel la statue de la Vierge est éclatante, elle nous conduit à l’adoration infinie du Seigneur, elle reflète l’éclat de l’Evangile dans nos vies, même nos vies plus humbles, elle est riche de zèle apostolique. Reprenons le chemin de l’Evangile, prions.
Et de terminer son homélie : « priez pour moi ».
Le discours du Pharo : irénique et décalé
Illusions sur l’immigration et retour à « Popularum progressio »
Le Pape François était juste sorti de la Basilique qu’il changeait de registre. Devant une stelle à la mémoire des personnes disparues en Méditerranée, et devant les autorités marseillaises de diverses religions (orthodoxe, protestante, juive, musulmane) traditionnellement réunies par la mairie de Marseille (depuis Vigouroux et Gaudin, avec aujourd’hui Payan), il dénonce les quelque 2.600 migrants morts en traversant la Méditerranée, mais aussi leur rejet par les Etats de notre continent. La mer qui devait être promesse d’une nouvelle vie devient un cimetière, dans l’indifférence généralisée, personne ne se sentant responsable. En fait peu de personnes ont été surprises, on s’attendait à cette révolte engendrée non seulement par le sort des migrants mais aussi par l’égoïsme des Etats européens : la France ne se prépare-t-elle pas à légiférer sur ce point ?
C’est au Pharo[3], au matin de samedi, que le Pape François en dira davantage sur l’immigration. à l’occasion de la clôture des Rencontres Méditerranéennes[4]. Il soulignera la responsabilité des Etats Européens, mais aussi des Etats qui condamnent des centaines de millions de personnes à l’exil.
Il rappellera d’abord (cela avait déjà été dit la veille à Notre Dame de la Garde) que le choix de Marseille pour cette dernière Rencontre Méditerranéenne s’expliquait par l’histoire de la ville, symbole de la paix entre les cultures très diverses des cinq rives de la Méditerranée (Afrique du Nord, Proche Orient, Mer Noire, mer Egée, Europe Latine) mais unies dans une civilisation de la tolérance et du respect mutuel. A l’heure des dramatiques conflits qui se déroulent actuellement Marseille pourrait donc devenir une sorte de laboratoire, un banc d’essai de la paix durable entre peuples de la Méditerranée.
Il s’agit d’une vue totalement iréniste. D’une part le laboratoire est en train de mourir du fanatisme islamiste, d’ailleurs l’Islam a vite éliminé Avicenne et les Abassides porteurs d’une philosophie de la pais religieuse, d’autre part les conseils donnés par le Pape aux Etats sont non seulement irréalistes, mais aussi désastreux.
Il met les Etats Européens devant leurs responsabilités : ils doivent s’entendre pour ne pas rejeter les migrants de Lampelousa ou de Turquie, ou de Grâce ou d’Espagne. Mais cette entente a déjà été rejetée ouvertement par un grand nombre de pays (Pologne, Hongrie, Finlande et Suisse par exemple) et hypocritement par d’autres (Allemagne actuelle et France). Voilà près de sept ans que le débat sur la gestion des immigrants est ouvert, il ne semble pas près d’être fermé.
Le Pape François a raison d’accuser aussi les Etats qui conduisent des millions de gens à migrer. Les Etats qui abritent et souvent assistent les passeurs (Tunisie, Lybie), les Etats que traversent les migrants (Niger, Soudan, Maroc). Mais aussi et surtout les Etats qui asservissent leurs peuples à émigrer parce qu’ils subissent le martyre religieux, la dictature politique, la misère et le désespoir. Les libéraux ont sans cesse lutté contre ces fléaux qui font de l’Afrique un continent d’exil, d’autant que le désordre politique et économique s’aggrave d’une croissance démographique explosive[5].
Mais que propose le Pape François ? Très clairement il cite Popularum Progressio et le pape Paul VI dont l’Encyclique propose une politique inspirée par le marxisme qui précisément a engendré les fléaux actuels. Cette Encyclique a été rédigée avec le concours du Père Lebret, lui-même élève et collaborateur de François Perroux, économiste qui diffuse le message à la mode : planifier pour développer. La planification commande l’enfermement du pays : pas de commerce extérieur car les pays riches exploitent les pays pauvres en sous-payant les ressources naturelles agricoles, énergétiques et minières. Pas de libre entreprise non plus, les entrepreneurs ne recherchent que la rentabilité et si des étrangers investissent il faut les obliger à ne pas rapatrier leurs profits et à les réinvestir sur place (« code d’investissement »).
Naturellement le Pape françois ne répète pas tout ce catéchisme, mais il en vient explicitement à la mesure-phare : l’aide internationale. Il s’agit là d’une autre ignorance de la réalité : l’aide publique est reçue par les gens au pouvoir, qui oublient de la transformer en croissance économique, et savent très bien la transformer en avoir sur un compte personnel en banque (suisse de préférence : on parle de « socialisme helvéto-africain »). L’argent n’arrive jamais aux peuples, mais il aiguise la rapacité de ceux qui détiennent le pouvoir, en général des militaires, et ainsi la course à la dictature et aux coups d’états est-elle ouverte. Après la chute de l’URSS la mondialisation commerciale a pu apparaître, certains pays en ont profité, on les dit aujourd’hui émergents, comme l’Inde ou l’Afrique du Sud. Mais le piège politique a vite fait sa réapparition au 21ème siècle, et la mondialisation a pris les défauts du « capitalisme de connivence », protectionnisme et souverainisme empoisonnent l’économie et la politique du monde entier.
La messe est dite : c’est l’essentiel
Ordre, recueillement, et appel du Pape au tressaillement
La messe au Stade Vélodrome était un triple défi : aux organisateurs, aux croyants, au Pape lui-même. A mon sens, ils ont tous trois été relevés.
Je passe vite sur les organisateurs : la messe impliquait des coûts et des sécurités considérables, les deux étaient liés d’ailleurs. La mairie et la communauté d’agglomération Marseille-Aix ont satisfait les exigences légitimes des organisateurs : aucun incident, aucune hostilité, aucun retard. Les détails de la messe, arrêtés en commun par le Vatican et l’archevêché ont été propices au recueillement. La couverture télévisée par plusieurs chaines a été assurée[6]. Les coûts de l’ensemble ont été largement couverts par des mécènes entrepreneurs locaux, à l’initiative de Jacques Saadé, richissime marseillais libanais et catholique.
Les croyants ont répondu en quantité et en qualité. 52.000 présents dans le stade[7], ils s’étaient faits inscrire depuis plusieurs semaines, ils ont accepté le risque de la bousculade mais il n’y en n’a pas eu puisqu’ils ont pu entrer en un quart d’heure en moyenne après avoir subi cinq contrôles successifs. La qualité se mesure au recueillement, au silence, aux chants et prières en commun. Les communions ont été massives et ordonnées, les applaudissements à la fin de la messe nombreux et nourris. Plus révélateur encore : dans l’impossibilité d’entrer au stade faute de billets, des milliers de personnes ont suivi la messe sur des écrans géants installés tout autour du stade et au Prado. Beaucoup de non-croyants sont restés aussi durant toute la messe, parce que le Pape leur était sympathique et souvent ils approuvaient ses messages.
J’en viens maintenant au défi que doit relever le Pape : quel souvenir veut-il laisser de sa visite historique à Marseille ?
Il va laisser une homélie historique : l’appel au tressaillement. Partant de la visite de Marie à sa cousine Elisabeth, telle que la relate Saint Luc, il rappelle que les enfants que portent en elles ces deux femmes jusque là stériles se mettent à tressaillir : Jean Baptiste chez Elizabeth, ainsi que Jésus le « fruit des entrailles » de Marie. Le tressaillement c’est aussi le mouvement intérieur de celui qui croit. Mais actuellement, qui a la foi, qui nourrit l’espoir ?
Les hommes sont de plus en plus nombreux à vivre dans l’indifférence, à rejeter la vie. C’est vrai dans la société européenne, dans la société africaine. Il y a un rejet de l’enfant, un abandon des personnes âgées, la vie dans tressaillement engendre la tristesse. Par contraste voici ce que nous donne la foi en Dieu : le fleurissement de la jeunesse quand elle est accompagnée et soutenue ; croire donne de la passion, donne un rêve à créer, à s’engager personnellement, à cultiver la douceur tout en créant un monde nouveau, avec la joie du partage. Dieu est relation, nous le retrouvons à travers des rencontres humaines. Parmi ces rencontres, celles que nous devons avoir avec les pauvres, parce que les blessures de la vie sont autant de défis à relever, alors que la tentation est l’égoïsme, le repli sur soi, comme disait Vincent de Paul, comme Jésus, sachons que les pauvres sont nos seigneurs et nos maîtres.
« Je pense aux tressaillements de la France tout au long de son histoire, les Français ont besoin d’un nouveau tressaillement, ils ont besoin de passion et d’enthousiasme […] Nous retrouvons Dieu par la prière, et nos frères par l’amour. Je prie Notre Dame de la Garde pour qu’elle garde la France et toute l’Europe ».
Et voici la péroraison de cette homélie, à la surprise générale le Pape François va citer Paul Claudel : « Je vois l’église ouverte : je n’ai rien à offrir, rien à demander. Je suis venu, Mère, pour vous regarder, vous regarder pleurer de bonheur et pour savoir cela : je suis votre fils, pour toujours et que vous êtes là où vous êtes, Marie, et pour toujours, simplement parce vous êtes Marie, parce que vous existez. Mère de Jésus, soyez remerciée, merci ».
Je comprends l’ovation, les applaudissements : le pape François avait dit l’essentiel, ce que les croyants attendaient, parce qu’ils ne l’entendent pas assez.
Mais il y aura à la fin de cette messe un échange inattendu, et qui me semble aller prolonger la belle homélie. Le cardinal Aveline, archevêque à l’origine de cette visite et de cette messe s’adresse en remerciements (applaudissements) et ajoute quelques pointes d’humour : « Vous avez fait ce que font tous les Marseillais et tous ceux qui arrivent à Marseille, vous êtes allé à Notre Dame de la garde, aussi je vous baptise Marseillais ». Et encore : « il n’est pas fréquent de voir un Pape dans un stade vélodorme, mais encore moins dans le stade vélodrome de Marseille[…] et les Marseillais vous disent comme les supporters « à jamais les premiers ». Il termine en disant au Pape que sa visite aura été un vrai cadeau, et il offre en cadeau de retour un merveilleux calice. Le Pape François remercie pour ce cadeau, pour l’accueil qu’il a reçu et le travail que cela représente, Je salue mais il ajoute quelques phrases assez éloquentes :
« Je salue le Président de la République et, à travers lui, tous les Français » « Je salue l’Eglise de Marseille, l’archidiocèse de Marseille a été le premier à consacrer une ville au Sacré Cœur de Jésus, à la suite de l’épidémie de peste. Aujourd’hui nous avons l’épidémie de l’indifférence » (zpplaudissements) ». « Je salue tous ceux qui sont venus de toute l’Europe, de toute la Méditerranée, de toute la France, et en particulier ceux qui sont venus de Nice, ville martyre le 14 juillet 2016 du terrorisme perpétré en France » (applaudissements). Je souhaite la fin des guerres et je salue le peuple ukrainien. Je salue les enfants, les malades, les personnes âges (ils sont la m »moire de la civilisation. Je salue les travailleurs de Marseille et je rappelle que le Père Loewe a été le ;premier prêtre ouvrier au monde.
Et je vous demande de prier pour moi, ajoute-t-il en français …ce n’est pas facile ».
Certes, ce n’est pas facile, mais le charisme du Pape François, égal (mais différent) de celui de Jean Paul II et de Benoit XVI, est tel qu’il a « le courage de dire tout ce que j’ai à dire », même s’il mêle sans trop de précaution sa mission spirituelle très stimulante et son analyse politique très déprimante.
Je ne pourrai rendre compte de la visite du Pape sans rappeler qu’au cours de son discours au Pharo, et en présence du Président de la République, il a clairement insisté sur le fait que l’Eglise Catholique n’a cessé de condamner l’avortement (“les enfants pas nés, refusés au nom d’un faux droit au progrès qui est en fait une régression”, l’euthanasie fondée sur « une perspective fausse de la mort douce […] car la mort ne diminue pas la dignité de la personne humaine, elle la transforme ». Je ne sais si ces propos du Pape François, comme ceux qui concernent les migrants, auront impressionnés Emmanuel Macron, Gérald Darmanin, bien présents, et la classe politique française dans sa très grande majorité.
Pour terminer, je vous demande votre compréhension, je me suis parfois dispersé, et surtout je me suis emporté sur des sujets qui, d’un côté ou de l’autre, me font tressaillir.
[1] Cf. mon article (catégorie actualité) du 15 septembre Emmanuel Macron à la messe du Pape François : une lecture politique d’une rencontre équivoque
[2] Il était d’autant plus difficile de suivre les messages du Pape que les journalistes et les personnes sur les plateaux de télévision brouillaient sans cesse l’attention avec des commentaires décalés, partisans ou ridicules (par exemple faire naître Mgr. Aveline dans les quartiers du Nord de Marseille alors qu’il est né à Sidi Bel Abès et qu’il s’est lui-même présenté comme pied-noir, ou de décrire le Prado comme un quartier « populaire » !)
[3] Ce magnifique palais face à la mer construit à la demande de l’impératrice Eugénie appartient à l’Etat français, Emmanuel Macro avait voulu signifier par là que le Pape n’était pas seulement à Marseille mais aussi en France.
[4] Aux Rencontres Méditerranéennes sont invitées environ deux cents personnes, évêques et jeunes de tous pays méditerranéens. Il y avait déjà eu deux Rencontres à Bari (2020) et Florence (2022), Marseille sera la dernière.
[5] Peut-être y a-t-il un lien entre les fléaux et la surpopulation, par exemple une urbanisation sans espoir, mais ce problème mérite un débat plus approfondi aujourd’hui.
[6] Suivre la messe à la télévision a même été plus agréable, à cause de la traduction simultanée des interventions souvent en italien (notampent pour le Pape François) car ceux qui étaient dans le stade n’avaient que des sous-tuitres peu lisibles
[7] Théoriquement il y aurait dû y avoir 70.000 personnes (capacité d’accueil du stade) mais les tickets d’entrée avaient été distribués depuis plusieurs mois pour certains, des défections nombreuses (billets pris pour d’autres personnes) se sont révélées, des personnes ont pu être empêchées ou bloquées au dernier moment.