Actuellement le désordre n’est pas seulement dans la rue, il est aussi dans les esprits, et beaucoup de poubelles intellectuelles encombrent le débat politique. Madame Rousseau est considérée comme un bel esprit, et elle nous alarme : la démocratie est en danger, ce qui légitime la sainte et pacifique colère de la NUPES.
Mais en ma qualité (relative) observateur objectif de l’actualité politique, j’ai déjà repéré plusieurs définitions de la démocratie qui circulent simultanément en France à l’heure actuelle. Elles sont au nombre de six, pas moins !
-la démocrate parlementaire : ce sont les élus représentatifs du peuple qui détiennent le pouvoir. Elle ne peut exister avec la Constitution révisée par Jacques Chirac : ou bien les élections législatives apportent une majorité de godillots à l’Assemblée Nationale et le pouvoir n’est plus au Parlement, mais à l’Elysée et Matignon, ou bien il n’y a pas de majorité présidentielle à l’Assemblée, et le Parlement est impuissant et conscient de l’être. Donc ce n’est pas cette démocratie que nous vivons
-la démocratie populiste : c’est celle du bon peuple qui défile dans la rue, bloque les transports, les raffineries, coupe l’électricité, ferme les classes, vide les lycées et les universités . Cette démocratie a pour elle l’alibi statistique : trois quarts de Français sondés sont contre la réforme des retraites, mais pour des raisons très diverses. C’est cette démocratie qui sans doute a la préférence de Madame Rousseau ; elle peut même s’enrichir d’opérations zadistes, de «désobéissance civique » comme la lutte contre les mégabassines, voire la casse de symboles du capitalisme comme les banques, les MacDo, Louis Vuitton, etc.
– la démocratie sociale : c’est celle où un Etat bienveillant fait confiance aux partenaires sociaux pour régler la vie économique et les rapports sociaux. En fait, cette démocratie n’est ni réelle ni représentative. Elle est irréelle parce que le pouvoir politique finit toujours par imposer ses vues, d’une part à travers la gestion du monopole de la Sécurité Sociale, source de dépenses publiques engagées pour la retraite, la santé, l’indemnisation du chômage, d’autre part à travers son poids dans le droit du travail et dans le niveau des salaires. Cette démocratie n’est pas représentative car les syndicats ne vivent pas de l’adhésion des salariés, de même que les instances patronales sont dominées par de grandes sociétés et laissées aux mains de négociateurs qui sont très loin des réalités des entreprises. En fait les partenaires sociaux appartiennent à la classe politique, ils ne constituent pas un « corps intermédiaire » entre pouvoir et peuple, certains ne cachent pas leur inspiration idéologique, ils sont plus discrets sur les privilèges et financements qu’ils obtiennent.
– la démocratie corporative : comme la démocratie sociale elle ne représente pas le peuple, en dépit de la sympathie que leur porte une majorité de Français. Certaines activités ou certains métiers ont la chance de jouir d’une protection particulière de la part de la classe politique. C’est le cas des agriculteurs (ce n’est pas spécifique aux paysans français, dans le monde entier les agriculteurs sont protégés contre la concurrence étrangère, mais il est vrai que la Politique Agricole Commune a amplifié le pouvoir de ces minorités) ; c’est le cas des pécheurs, et c’est de plus en plus le cas des « écologistes », au sens large, c’est à dire de toutes activités ayant un lien (parfois très lointain) avec la transition énergétique et la sauvegarde de la planète. Avec le soutien financier et médiatique qu’elle reçoit la voiture électrique est un bon exemple de démocratie corporative (même si elle ruine les constructeurs européens).
– la démocratie délibérative : c’est la forme la plus nouvelle et la plus originale, seule la France la pratique, grâce à la créativité de son Président Emmanuel Macron. A vrai dire elle avait eu un précédent au temps de la Révolution Française quand les Jacobins l’ont dominée, mais cela fleure bon d’avoir à nouveau des Conventions Citoyennes. Ici le peuple est dignement représenté par quelques citoyens tirés au sort, cependant flanqués de « sachants » triés sur le volet. Les Conventions fonctionnent maintenant sous la houlette du Conseil Economique, Social et Environnemental dont on sait qu’il ne représente rien. En revanche les conclusions des Conventions sont très appréciées du pouvoir élyséen. Emmanuel Macron avait accepté, à une exception près (celles du « crime écologique ») les 159 propositions de la Convention pour le Climat, et c’est la Convention sur la fin de vie qui sera la base du projet de loi « éthique » qui a évidemment toute autorité morale, religieuse et scientifique pour réglementer l’euthanasie ! Les grands débats que le Président a organisés pour en finir avec les gilets jeunes étaient en effet des modèles de démocratie. Nul doute que les Européens se mettront une fois de plus à l’heure de la France.
– la démocratie directe : elle pourrait avoir l’aval des libéraux si les procédures de référendums obéissaient aux mêmes règles que les « votations helvétiques » : d’abord subsidiarité, les votations règlent le plus souvent les affaires de la municipalité ou du canton, et les referendums organisés au niveau de la confédération1sont rares et souvent rejetés parce que la fédération est plus socialiste que les cantons (par exemple l’instauration d’un SMIC a été refusé à plusieurs reprises). Les votations sont également réalisées après de longues périodes de débats, pas question de 49-3. En France les referendums sont une façade. Organisés par les articles 11, 89 et 88-5, ils ont pris le caractère d’un plébiscite : justifier l’initiative du Président qui peut ainsi se passer de toute référence parlementaire. Le Président du Sénat a traité le referendum de 1962 pour abandonner l’Algérie de « forfaiture ». Et lorsque le referendum est rejeté, comme à propos de la ratification du traité de Maastricht, les gouvernants reviennent à la démocratie parlementaire ! Le référendum sur Notre Dame des Landes a été a été classé sans suite par le gouvernement.
On a beaucoup évoqué ces derniers jours les RIP, referendums d’initiative partagée, qui associent les membres de l’Assemblée et le peuple lançant une pétition. Mais ses conditions d’ouverture font du RIP l’occasion d’une démarche politicienne, et le pouvoir serait bien placé pour en neutraliser l’exécution, même à supposer que le Conseil Constitutionnel l’ait autorisé. Restent enfin les référendums locaux, dont l’objet est étroitement limité, et qui prennent souvent une dimension plébiscitaire pour la municipalité, le département ou la région.
Mais alors, quid réellement de la démocratie ?
La démocratie est sacralisée par la formule d’Abraham Lincoln « Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », reprise dans l’article 2 alinéa 5 de la Constitution de 1958. Mais cette définition n’a pas de contenu réel.
Gouvernement du peuple ? La démocratie ne concerne pas un peuple, mais des personnes qui bénéficient de droits individuels, le holisme et le collectivisme sont liberticides. Par le peuple ? La démocratie conduit à confier le pouvoir à une majorité et de très nombreux citoyens sont exclus de la vie politique, souvent la démocratie ne représente qu’une partie des citoyens, les droits de la minorité ne sont pas reconnus. Pour le peuple ? La démocratie est souvent distribution de privilèges, notamment au profit des nomenklaturas gouvernantes, et le jeu du « marché politique » tourne à la démagogie et à la séduction de l’électeur médian.
Il y a cependant quelques mérites à reconnaître la démocratie. Comme le rappelle Hayek, la démocratie n’est pas une fin mais un moyen. Quels résultats peut-on attendre de la démocratie ? A cette question voici les réponses d’Hayek2
1° Elle est un moyen pacifique de régler des conflits au sein d’une population, elle évite violences et guerres civiles
2° La démocratie est porteuse de liberté, c’est ce que démontre à peu près l’histoire
3° la démocratie est école de citoyenneté : plus de personnes ont connaissance des résultats des politiques choisies, Tocqueville admirait la démocrate américaine pour cette raison
Mais Hayek s’empresse de remarquer que beaucoup de régimes dits démocratiques ne garantissent aucune liberté, et que beaucoup de dictateurs ont acquis le pouvoir à la suite d’élections libres (Hitler, Mussolini, Lénine par exemple).
Une autre erreur à éviter est d’assimiler démocratie et république. Il est évident qu’en Europe les monarchies constitutionnelles garantissent les droits individuels et font régner une grande harmonie sociale. Il en est ainsi d’abord grâce au respect de constitutions libérales limitant le pouvoir de l’Etat, et respectant la subsidiarité, ensuite parce que la monarchie incarne les valeurs civiques et morales qu’apprécie la société civile, tandis que le parlement assure les fonctions politiques. Cela est très visible quand se posent des questions « sociétales ». les monarchies constitutionnelles assurent ainsi un équilibre entre société civile et classe politique. Par contraste la démocratie française est « une et indivisible ».
Oui, il y a beaucoup à apprendre pour définir la démocratie, et la classe politique française demeure ignorante de ce qui peut être le pire des systèmes, « à l’exception de tous les autres », comme disait Churchill. Je reste cependant persuadé que le vrai débat n’est pas pour ou contre la démocratie, mais entre socialisme et libéralisme, entre collectivisme et humanisme..