La géopolitique est l’art de comprendre le jeu politique mené par les Etats du monde entier. C’est trop compliqué pour moi. Je me suis lourdement trompé en croyant Fukuyama après la chute de l’URSS : il en déduisait qu’une mondialisation commerciale, libérale et pacifique allait désormais s organiser : « fin de l’histoire » disait-il. Au même moment Huntington prévoyait « le choc des civilisations » et la constitution de blocs et d’alliances riche de conflits souverainistes, religieux et protectionnistes. Le doux commerce contre la coercition politique. Je reconnais m’être gravement trompé dans mon essai de géopolitique. Dans ces conditions je vous demande toute votre indulgence pour les analyses que je tente.
Comme vous sans doute je n’ai pas accès aux secrets d’Etats, les informations restent réservées aux services dits secrets qui s’espionnent mutuellement. Nous sommes également trompés par les médias et la classe politique qui diffusent des nouvelles qui vont dans le sens de leurs convictions, et qui sont parfois de « fausses nouvelles »[1].Enfin, et ce n’est pas un secret d’Etat, le gouvernement chinois actuel cultive l’ambiguïté avec un talent inégalé. Du temps de Mao et Ho Chi Minh, on n’avait que peu de doutes sur la vision de la Chine sur le reste du monde.
Je vais cependant tenter un exercice de géopolitique autour de quatre hèmes : la médiation chinoise, l’économie chinoise, la dictature chinoise. l’impérialisme chinois.
La Chine et la paix en Ukraine
C’est le thème d’actualité, Xi Jinping est sollicité pour jouer les médiateurs entre Moscou et Kiev, la médiation a été recherchée également avec le Président turc Erdogan. Certes les apparences sont sauvées ; dans la déclaration commune Macron et Xi Jing Pin ont dénoncé les atteintes à la souveraineté contraires au droit international, mais cela ne désigne pas la Russie à la vindicte commune puisque Poutine considère que l’agresseur est Zelinsky. Certes le président chinois a accepté d’aller visiter Kiev et Zelensky, mais il a précisé que c’est lui qui choisirait le moment favorable. Certes Xi Jing Pin s’est engagé au côté de la France pour « créer les conditions de négociations ». mais d’une part il n’y a aucune précision dans les termes employés qui soient de nature à déplaire à la Russie, d’autre part les poignées de mains entre Xi Jinping et Poutine au Kremlin ont été chaleureuses, il y a deux semaines seulement. La seule allusion déplaisante pour le Kremlin pourrait concerner le contrôle de la centrale nucléaire de Zaporijjia, mais la Russie elle-même tolère depuis des mois la présence de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique sur les lieux. Enfin, le communiqué de l’Elysée suggère que le Président français a bien rempli sa mission : « Pour nous l’objectif est atteint ». Nous sommes habitués à l’auto-satisfaction
Le capitalisme chinois
Il est vrai que l’on a donné aussi un écho important aux accords commerciaux qui ont été passés à l’occasion de ce voyage. La commande d’Airbus (en réalité fabriqués dans une usine Airbus en Chine) serait donc une victoire diplomatique, et avec éclat Emmanuel Macron aurait associé à cette victoire quelque soixante entrepreneurs français. Inutile de dire que personne n’est dupe de ces contrats miraculeux passés par les chefs d’Etat, quels qu’ils soient, puisque les contrats sont préparés et passés bien avant toute visite présidentielle.
En réalité les caractéristiques de la croissance économique chinoise sont bien connues. Les Chinois, communistes ou pas, sont d’excellents marchands. Mon ami Arthur Seldon, alors directeur de l’Institute for Economic Affairs de Londres (le think tank qui a fait l’éducation économique de Margaret Thatcher et qui l’a promue en politique) avait écrit dès 1985 « En l’an 2.000 la Chine sera capitaliste ». Et elle est capitaliste au sens que la rentabilité est recherchée, que le commerce avec le reste du monde doit être libre, que les Chinois constituent un marché attractif pour beaucoup d’entreprises du monde entier, y compris américaines, que l’on n’hésite pas à investir à l’étranger pour préparer des relations économiques futures : investissements massifs en Afrique et élargissement et prolongation de la « route de la soie ».
Maintenant il ne fait aussi aucun doute que ce capitalisme est bien le « capitalisme de connivence » que dénoncent tous les libéraux. C’est en effet la pratique du protectionnisme, de pots de vins, de réglementations et normes, un mélange qui devient une règle du jeu, et les gagnants sont les plus tricheurs. Et le gouvernement chinois est le plus tricheur au monde. Tout d’abord les Chinois ont pillé les techniques les plus sophistiquées, notamment nées aux Etats Unis, ce qui avait provoqué la réaction de Donald Trump. C’est bien à l’Occident que les Chinois doivent d’être aussi productifs. Ensuite, leur productivité vient aussi du sort qu’ils réservent à leur main d’œuvre, les salaires et charges sociales ne sont certainement pas au niveau de notre système social (le meilleur du monde…). On peut encore dénoncer le mépris dans lequel la Chine tient les normes écologiques, fondamentalement injustifiées mais armes efficaces de protectionnisme, et la Chine utilise sa principale source d’énergie, le charbon, et se refuse à décarboner, au grand scandale de tout le reste du monde. Enfin et non le moindre la Chine a su jouer intelligemment de l’instrument monétaire : à la tête d’une réserve de dollars acquise grâce aux excédents de la balance commerciale, elle a hissé le yuan au niveau de monnaie internationale, il est possible d’investir en Chine en yuan, et à Londres la City le considère comme une monnaie parfaitement cotée et traitée contre du dollar.
Le capitalisme chinois est entre les mains des dignitaires du Parti Communiste. Xi Jinping n’a plus à s’occuper de la discipline au sein du parti – d’ailleurs il n’y a pratiquement plus de réunion du bureau politique : tous les dignitaires sont à la tête des grandes affaires chinoises. Cette nomenklatura a son pareil en Russie, à cela près que les Russes ne produisent rien, vivent de l’exploitation de leurs ressources naturelles (énergies fossiles) et n’ont aucune croissance.
La dictature chinoise
La croissance soutenue ne fait pas le seul bonheur de la nomenklatura. Une classe moyenne est apparue et elle aussi vit à l’heure du capitalisme mondial : tourisme à l’étranger, produits de luxe, grosses cylindrées. Les magasins de Shangaï, Pékin et Canton sont aussi rutilants que ceux des Champs Elysées. La différence est qu’en Chine il n’y a pas de manifestation. Il n’y a aucune liberté d’expression. Toute contestation du pouvoir mène en prison. Personne ne sait au juste ce qui se passe dans les contrées lointaines, on a appris en revanche que dans le Xinjiang des camps de concentration enferment des musulmans Ouighours et Khazaks.
La démarche d’Emmanuel Macron et Ursula von der Leiden aurait-elle eu pour effet de convaincre Xi Jing Pin de l’obligation de respecter les droits de l’homme ? Sur le coup il n’y a eu aucun engagement du président chinois de libérer des personnes emprisonnées ou de mettre fin à la déportation de milliers de musulmans. Il n’a eu aucun ménagement pour les leaders de Hong Kong qui se sont opposés à lui, il a violé la propriété de milliers d’habitants de cette ville. Saurait-il changer de politique et cesser désormais d’être dictateur sans foi ni loi ?
Emmanuel Macron aime les bains de foule et se retrouver au milieu du peuple chinois. Mais je ne pense pas que sa rencontre avec les étudiants de l’université de Sun Yat Sen ait été autre chose qu’un spectacle de nature à démontrer l’art de très bien parler pour ne rien dire. Je peux vous résumer ces 45 minutes de discours et de réponse aux questions en quelques formules bien frappées : nous sommes en présence d’un défi stratégique, dans un monde de tension, mais aussi d’un défi écologique, nous devons réussir la transition énergétique, et la neutralité carbone Il nous faut inventer un nouveau système économique, ne pas politiser le commerce, et réinventer un ordre international de paix et de sécurité (élémentaire mon cher Macron), pour respecter les valeurs universelles. Evidemment, ce discours permet de rétablir les droits de l’homme en Chine.
D’ailleurs Emmanuel Macron, comme beaucoup de diplomates du monde occidental, se berce d’illusion sur les sentiments profonds du peuple chinois. La grande masse des Chinois attend-t-elle la démocratie à l’occidentale, a-t-elle le sentiment de subir une dictature permanente ? La pression du parti et des journaux est telle que les Chinois sont fiers de la position qu’ils occupent désormais dans la hiérarchie des puissances mondiales. Ils considèrent comme une victoire le fait que les chefs d’Etats de tous pays se précipitent à Pékin pour se faire adouber par Xi Jinping. Le confinement récent les a davantage perturbés que les courageuses positions de dissidents, vite réduits au silence. La servitude est «volontaire», comme celle de quelques peuples comme le nôtre, qui sont tributaires de l’Etat pour toutes choses. Le passage de l’Etat Providence à l’Etat despotique est inéluctable.
Bien entendu, je pense que les libéraux du monde entier devraient se mobiliser pour éliminer les dictateurs du monde entier, de la Russie, de la Chine, du Brésil, du Vénézuela, de Cuba, de Corée du Nord, de l’Iran, de l’Afrique, etc. : la liste est hélas trop longue. Mais se mobiliser consiste à commencer à rétablir les libertés chez soi avant de s’occuper des libertés ailleurs, car il est toujours plus facile de voir la paille dans l’œil du voisin que la poutre dans le sien. C’est précisément ce que l’Occident n’a cessé de faire depuis des décennies : oublier les exigences de la liberté et faire de beaux discours pour dénoncer les dictateurs. Le « doux commerce » lui-même s’est muté en « capitalisme de connivence ». Dans ces conditions, la Chine de Xi Jinping est devenue incontournable et elle entend s’installer maintenant au rang de première puissance du monde.
L’impérialisme chinois
Cette présomption n’aurait pas dû échapper à l’Occident, à ses dirigeants, à ses diplomates. Il est vrai que ladite première puissance mondiale, naguère celle des Américains, n’a jamais été aimée dans la plupart des pays encore libres. Il y a sans doute l’exception des pays anglo saxon mais en Europe et en Amérique Latine on n’aime guère les Etats Unis, peut-être parce qu’ils ont sauvé la liberté à l’issue des deux guerres mondiales. Dans notre pays le gaullisme a toujours été hostile à l’impérialisme de Washington. Il est vrai que des personnages illustres comme Foster Dulles ou Henry Kissinger ou Hilary Clinton ont ouvertement piétiné les intérêts français, depuis le Vietnam jusqu’à Madagascar en passant par le Maghreb. Il est également vrai que la propagande communiste n’a cessé de diffuser la thèse de l’impérialisme capitaliste inventée par Rosa Luxembourg et Lénine, suivant laquelle la prospérité des pays riches ne peut s’expliquer que par l’exploitation des pays pauvres.
Toutefois, les choses ont pris une toute autre dimension du jour où d’une part les Etats Unis eux-mêmes ont été aux mains des Démocrates, comme Clinton et surtout Obama, et d’autre part la Chine de Mao et Deng Xiaoping, économiquement isolée du reste du monde, s’est ouverte au capitalisme mondial, fût-il de connivence. Pendant ce temps l’Europe a perdu du poids diplomatique : au lieu de se contenter d’ouvrir un espace de liberté entre Etats membres d’une Communauté Economique Européenne (CEE, traité de Rome) elle a voulu devenir puissance politique sans en avoir les moyens (traité de Maastricht), elle n’a eu en fait qu’une puissance bureaucratique et socialiste. Sa prétention d’avoir une diplomatie et une défense communes n’a jamais été réalisée, même si Madame Ursula Von der Leyen entend parler au nom de tous les Etats membres de l’Union Européenne. Par les contraintes qu’elle a imposées aux Etats membres Bruxelles les a tous affaiblis, y compris l’Allemagne et la France. Pour relever le fameux « défi stratégique » Macron ne voit que l’unité de l’Europe, faite autour d’un Président français qui aurait compris que le monde ne peut opposer deux blocs, il en faut un troisième.
De son côté la Chine de Xi Jinping a réussi à conforter le bloc de la dictature. La Chine a multiplié les alliances depuis le début du siècle. Avec la Russie elle s’est retrouvée au sein du BRICS unissant les pays dits émergents : Brésil Inde Afrique du Sud. Aujourd’hui treize Etats font partie du BRICS et l’Algérie a demandé en novembre dernier son adhésion, Pékin l’a fortement encouragée. Toujours avec la Russie la Chine a créé en 2001 l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) avec quatre petits Etats d’Asie Centrale, mais avec Xi Jinping elle va englober l’Inde et le Pakistan en 2016 et l’Iran en 2021. Depuis la guerre en Ukraine, plus de vingt pays ont refusé de condamner Poutine et le Kremlin. Sur le plan de la production et des échanges mondiaux, les pays assemblés par la Chine représentent désormais une puissance supérieure à celle du G7 (regroupement des 7 pays les plus industrialisés, dont font partie d’ailleurs la Chine et l’Inde). C’est dire que la Chine est au cœur de la mondialisation économique, et en passe de devenir la première puissance économique mondiale, si ce n’est déjà fait suivant certains critères.
Naturellement cette puissance a une dimension politique incontestable. D’une part elle se fait en pleine intelligence avec la Russie (ce qui montre la futilité de la démarche pour une médiation avec Poutine). D’autre part la Chine a pu s’emparer de Hong Kong sans problème, et ne cesse de revendiquer Taïwan, et la coalition des pays pacifiques organisée par les Etats Unis (Australie, Nouvelle Zélande, Singapour, Courée du Sud, Japon, Philippines) a du mal à contenir les agressions chinoises. Ces agressions se sont très intensifiées et de plus en plus agressives depuis quelques jours.
Cette dernière considération me conduit à une conclusion banale : si les peuples d’Occident, entendu au sens large, veulent sauver la liberté et la démocratie, il est temps que les gouvernants des Etats Unis et d’Europe cessent de se diviser commercialement et militairement, il est temps que les valeurs morales et spirituelles, bases de la civilisation, soient remises en honneur. Poutine l’a dit : c’est la déchéance morale de l’Occident qui fait sa force. Xi Jinping pense de même, mais il est plus adroit et distrait la France et l’Europe avec des chinoiseries.
[1] Heureusement qu’en France notre bien aimé pouvoir politique a créé une loi (22 décembre 2018) contre les fake news, de sorte que tout ce que disent politiciens et journalistes est parole d’argent.