Je n’ai trouvé personne dans mon cercle d’amis libéraux pour lire le best seller de Jordan Bardella, je me suis donc fait un devoir de lire et commenter cet ouvrage de 315 pages. Ma première surprise est que cette taille impressionnante ne décourage pas le lecteur, car l’écriture est claire et élégante. Jordan Bardella aime la langue française comme il aime la France. La deuxième surprise est que l’auteur se présente comme un italien qui découvre un pays et qui va l’aimer passionnément. Enfin ma troisième surprise est qu’il s’agir d’un livre personnel et qu’on y trouverait difficilement le programme du parti Renaissance Européenne que préside Jordan Bardella.
Jordan Bardella ne cache pas que sa personnalité est celle d’un professionnel de la politique. « Je dois avouer que la politique engloutit toute mon existence, la recouvre, me donne le vertige, m’énivre, m’écrase, telle une vague insubmersible . L’engagement politique est un don, un sacerdoce On entre en politique comme on entre en religion » (p.10) . Le lecteur ne sera donc pas surpris si la plupart des chapitres ont pour objet les différentes étapes de la percée politique de l’auteur, avec des temps forts qui sont ceux des débats avec des personnalités de la classe politique ou du monde des affaires.
Jordan Bardella a le mérite de se présenter en immigré (italien) qui se met à découvrir la France et à en devenir amoureux. C’est une France qui n’est pas de tout repos : il vit dans une cité où le communautarisme et la drogue règnent sans partage, et où sa mère a du mal à supporter la vie quotidienne. Venu à la politique il prend ensuite contact avec la France profonde, la France des « territoires », il épouse les thèmes des agriculteurs, qui seraient victimes de l’exploitation ou de l’indifférence de l’Etat. La visite d’Emmanuel Macron au salon de l’agriculture, conspué et bousculé, le ravit. Mais à l’occasion des élections européennes (qui vont provoquer la dissolution de l’Assemblée) Jordan Bardella va se perfectionner dans l’art du débat et son grand début est face à Gabriel Attal . « Gabriel Attal démontre qu’un autre Macron est possible. En pire peut-être » (p.65). Jordan Bardella va nous expliquer comment il s’est perfectionné dans l’art du débat. Il faut travailler son dossier, il faut avoir peur avant pour garder son calme pendant. Mais le débat qui l’aura le plus humilié est celui qui l’a opposé au président du Medef, Patrick Martin, qui l’avait pourtant invité, mais avait déclaré à l’avance que le patronat apporterait son soutien à Michel Barnier. Cette rencontre au Medef, en compagnie d’Eric Ciotti, est racontée sur plusieurs pages (92-96) mais finalement Jordan Bardella tombe dans le piège puisqu’il donne l’explication des mesures envisagées par le Rassemblement National et les principes qu’il faisait valoir « La proposition que nous avions formulée était une hausse de 10 % des salaires exonérés de charges pour l’ensemble des salariés et des entreprises qui le souhaitent. La France a un problème de valorisation de l’heure de travail. Je crois qu’il serait erroné de séparer ma question du pouvoir d’achat de celle de la prospérité des entreprises.
Il ne peut y avoir d’économie prospère quand un Etat ou un Français sur deux est à l’euro près quand il fait ses courses » (p.96). Keynésianisme et encouragement à la consommation pour accélérer la croissance ? Ou salaire complet que professent les libéraux ? Je ne crois pas que ce soit le libéralisme qui inspire Jordan Bardella, c’est ce qu’on peut appeler le populisme keynésien. Il n’y a donc rien de clair, ni de lucide, dans ce très résumé programme du Rassemblement National. Dans un sens c’est plus digeste que les quelques centaines de mesures affichées dans les programmes de la plupart des partis politiques actuels. Mais dans un autre sens c’est l’ignorance totale de la vie économique, française aussi bien que mondiale. Jordan Bardella défend la France du passé, celle qui en est restée au pâturage et labourage, alors que nous vivons des services, du tourisme et des industries de luxe. Ces entrepreneurs ont du mérite, et ne resteront pas longtemps attachés à la France, parce que les charges et les normes françaises sont les plus dissuasives, les plus hostiles à la liberté d’entreprendre. Je repère dans certains chapitres cette obsession, cette nostalgie du passé : « Aspirer à la puissance sans nos usines, sans nos industries, sans nos travailleurs et sans la préservation de leurs talents est une hérésie » (p. 171) Ce travaillisme à la Française, à la Chirac, n’a aucune chance de sauver l’économie française. Le « produire français » pas davantage. D’ailleurs quelques lignes plus bas Jordan Bardella fait une comparaison révélatrice avec l’Allemagne : « L’Allemagne, soumise aux mêmes contraintes européennes, nous le démontre. Le soutien à l’innovation, les impôts de production avantageux, et le dynamisme de la formation professionnelle ont fonctionné outre-Rhin. » Veut-il par-là signifier que l’Etat allemand a fait plus de « cadeaux aux entrepreneurs » ou, à l’inverse et à juste titre, qu’en Allemagne il y a moins d’impôts et moins de normes ? Etatisme ou libéralisme ? Pour le patriotisme les libéraux n’ont rien à envier aux socialistes et populistes, mais la prospérité d’une nation est précisément liée au degré de liberté dont elle jouit.
Je laisse maintenant de côté le débat de fond entre libéralisme, populisme et socialisme, car j’ai annoncé que ce livre était très personnel, et c’est d’ailleurs ce que j’ai trouvé de très sympathique dans l’ouvrage. Jordan Bardella consacre un grand nombre de pages ( 117-148) à présenter ses origines, ses parents, son éducation. Il se réfère souvent à sa mère, très catholique, qui tiendra à donner à son fils les meilleures études, c’est-à-dire dans les établissements privés. C’est dire qu’il y a beaucoup de conservatisme dans sa réflexion personnelle, il est proche du patriotisme de Philippe de Villiers, il n’est pas étonnant que le dernier numéro du Figaro Magazine donne le classement des personnalités politiques actuelles : Bardella en tête, suivi de Marine Le Pen, suivie de Philipe de Villiers. Il y a évidemment une composante électoraliste dans ces accointances, puisque le Rassemblement National veut conquérir la droite classique orpheline d’un parti républicain LR en décomposition depuis la sécession de Ciotti et les combinaisons de Wauquiez.
Reste enfin un point qui est intéressant, celui des relations avec Marine Le Pen. Jordan la découvre par le truchement de sa mère qui vote Le Pen pour ne pas voter Sarkozy ou Royal en 2007. A 17 ans il est jeune étudiant (« rue des Canettes ») et « Très vite je vais la découvrir et l’apprécier. J’aime sa rhétorique et la force qui se dégage de sa personnalité Son discours me semble franc, sincère, proche de la réalité. Elle met des mots sur notre quotidien dans notre quartier : l’insécurité, la perte de nos repères, le sentiment d’abandon et les difficultés à boucler les fins de mois. Sa parole me remplit d’espoir. Peut-être que les drames de ma cité ne sont que le fruit d’une longue succession de choix politiques qu’il est possible de conjurer » (p.148). A plusieurs reprises Jordan Bardella ne manque pas de souligner l’entente qui règne entre les deux vedettes du RN. Mais les toutes dernières pages interrogent le lecteur : qu’en est-il quand Jordan Bardella signe son livre, c’est-à-dire ces toutes dernières semaines ? Il nous amène dans ses pages de conclusion finale à revenir à l’été 2023, quand un ami invite entre autres Marine Le Pen et Jordan Bardella à une promenade en mer de Porquerolles aux îles du Levant, passant au large du fort de Brégançon : « A la proue, seule et pensive, Marine contemple le panorama. Songe-t-elle à l’avenir ? A ses futurs étés, si elle accédait à la plus haute fonction de l’Etat ? Osant rompre le silence, je m’approche d’elle : « Vous croyez que vous y serez un jour ? Qu’on finira par gagner ? ». Le regard au loin, sa réponse, simple, déterminée, belle : « J’en suis convaincue » Le courage de Marine m’oblige. Son stoïcisme incandescent aussi ».(p.311 in fine)