L’actualité nous interpelle : le 5 mars des magistrats déclarent que Marseille est devenue une « narcoville »1, le 4 mars le dictateur de la République du Salvador Nayk Bukélé est réélu par 90% des votants parce qu’il protège son pays contre les gangs de la drogue.
Que vient faire l’analyse économique dans ces nouvelles dramatiques ?
C’est que la science économique nous apprend que l’économie est satisfaction des besoins grâce à l’échange entre individus ou groupes. L’échange peut se faire à l’intérieur d’une communauté, par exemple familiale ou religieuse: l’économie est alors « règle de vie dans la maison » (οϊκος νομος) . L’échange peut se faire sur un marché, et la monnaie permet alors d’élargir le cercle des échanges. Sur un marché il y a nécessairement une offre et une demande, un vendeur et un acheteur, un producteur et un consommateur. C’est le consommateur, c’est-à-dire celui qui cherche à satisfaire un besoin, qui guide le producteur, dont la mission est de comprendre le bien ou le service de nature à satisfaire ce besoin. Cela demande un sens de l’empathie, c’est-à-dire de la compréhension de l’autre (Adam Smith)2. L’entreprise est intermédiaire entre le besoin ressenti et les ressources disponibles pour le satisfaire. Contrairement à ce qu’on dit le « marketing » n’est pas un moyen pour le vendeur d’imposer son produit à l’acheteur qui se laisse séduire, c’est l’art d’observer le marché et de déceler les déséquilibres existants et les moyens de les corriger. L’entreprise se fie aux signaux du marché que sont les prix et les profits. Les prix révèlent les pénuries et les excédents actuels, les profits résulteront de l’aptitude de l’entreprise à corriger les déséquilibres en innovant3.
Je ferme cette parenthèse scientifique pour en revenir à l’offre de drogue et à la demande de drogue.
Du côté de l’offre : comment atteindre les trafiquants ?
C’est de ce côté-ci que l’on pose en général le problème. Et, à mon sens, c’est le chemin de l’échec assuré. Il y a à cela quatre bonnes raisons.
La première est l’inefficacité de la prohibition. L’histoire de la prohibition d’alcool aux Etats Unis a prouvé que les gangsters se renouvellent mais ne changent pas. Quand un gang est anéanti par la police et la justice, c’est une partie du marché qui est désormais ouverte à de nouveaux criminels. Il y a aussi des dommages collatéraux importants : fabrication de l’alcool frelaté, corruption de la police et de la justice, corruption de la classe politique financée par les trafiquants.
La deuxième raison est le coût de la prohibition. Comme le prouve l’exemple du Salvador, il a fallu 70.000 policiers pour « rétablir l’ordre » dans un pays comptant 6,5 millions d’habitants. Il faudrait en France multiplier par dix le budget de la police et de la justice pour espérer obtenir un résultat significatif. En dépit des déclarations de nos ministres de l’intérieur, des finances et de la justice, les efforts budgétaires faits à ce jour sont une goutte d’eau dans l’océan budgétaire, nous n’avons pas de prisons ! Les enfants mineurs deviennent des acteurs efficaces dans le trafic, comme il est prouvé à Marseille. Mais ils ne sont pas jugés non seulement parce qu’ils sont mineurs mais aussi parce qu’il n’y a aucun établissement de rééducation pour mineurs, ils sont condamnés à devenir truands.
D’autre part le coût financier n’est pas seul à prendre en compte, il y a le coût humain et politique en termes de libertés individuelles. Nayk Bukélé est un dictateur, il se présente lui-même comme « le plus cool dictateur du monde »4. Mais la chasse aux gangsters a pris pour forme essentielle l’emprisonnement de 70.000 personnes, dans un univers carcéral inhumain : une prison-modèle de 40.000 détenus (frappés et torturés), avec mixité des trafiquants de gangs opposés. Parallèlement la liberté dans la rue et dans la maison n’est plus qu’un souvenir : contrôle des tatouages (les Maras ont un tatouage spécial), domiciles violés, arrestations sans procédure, poursuites et jugements arbitraires. S’il est établi que la drogue a tué 200.000 personnes au Salvador, cela peut-il justifier les moyens employés ? La leçon de morale donnée au monde entier par le dictateur – c’est ce qu’il clame sans cesse – n’est sans doute que mensonge, parce que Bukélé n’aurait cessé d’avoir des contacts et des négociations avec les trois gangs de Maras (trafiquants). Toujours est-il que des élections, pourtant libres, ont réélu triomphalement le dictateur (réélection au demeurant interdite par la constitution).
La troisième raison est que l’offre crée sa propre demande. Les trafiquants créent l’addiction en remettant gratuitement le poison au consommateur. Une fois le consommateur addict, il deviendra client payant et pour se procurer sa dose il deviendra complice, il sera prêt à droguer les autres pour pouvoir satisfaire son besoin. Dans les circuits de la drogue existent aussi des « nourrices », en général des femmes : elles stockent de la drogue pour alimenter les revendeurs, elles sont sous la « protection » des trafiquants.
La quatrième raison est la mise en place d’une offre par les pouvoirs publics, avec pour objectif la rééducation ou la survie des drogués. Ici la drogue est offerte dans des centres spécialisés, suivant des modalités variables. Tantôt l’offre est faite à un public relativement large, mais à fin d’éducation. On pourra aussi chercher à remplacer la drogue par des substituts moins dangereux, comme la méthadone (mais souvent les drogués n’en veulent pas). Tantôt l’offre est faite à des marginaux, qui pourraient mourir sans leur dose et versent dans la criminalité pour se la procurer. D’autre part, et cela a été visible aux Pays bas et en Belgique, la distribution gratuite de drogue attire des personnes venues d’ailleurs pour s’approvisionner à bon compte. Je ne doute pas que des progrès médicaux et pharmaceutiques soient réalisés pour supprimer
les addictions et neutraliser les méfaits de la drogue, mais de nouvelles drogues seraient découvertes et circuleraient
En conclusion peser sur l’offre pour éliminer les drames qu’elle engendre n’a pas d ’efficacité durable, et peut même causer d’importants dégâts. Les pouvoirs publics devraient en prendre conscience. Le gouvernement et les médias nous informent des prises spectaculaires de tonnes de drogues, faites aux frontières, dans les aérogares ou dans les bateaux (récemment un hélicoptère qui a arraisonné un voilier). Mais ces victoires spectaculaires n’effacent pas l’aggravation de la consommation de drogue. Les toutes dernières statistiques démontrent (par exemple à Marseille) que les femmes représentent depuis peu une importante clientèle des trafiquants, alors que la drogue les laissait naguère indifférentes. Il faudra bien un jour aller dans une autre direction : empêcher que naisse ou diminue le besoin de drogue.
Du côté de la demande : pourquoi le besoin de drogue ?
La réponse ne saurait être simple, parce que les personnes frappées ou guettées par la drogue sont fort différentes.
Elles sont différentes par leur culture, leurs études, leur situation de famille, leur activité professionnelle, leur niveau de revenu et de patrimoine. Certes il existe des images toutes faites : la cocaïne, drogue la plus chère, est consommée par les vedettes et les bobos parisiens. Mais je me méfie d’une approche sociologique et me refuse d’associer la consommation de drogue à une classe sociale donnée.5
En fait, la seule différence que je retiendrai est celle qui sépare les adultes des enfants. La différence est parfois douteuse, car on ne sait pas à quel âge un être humain devient adulte. Les neurologues ne nous donnent aucune certitude sur le sujet, pour la raison que « tout être humain est unique et irremplaçable »6.
Je retiens cette différence parce qu’elle met en évidence que les besoins de se droguer ne sont pas les mêmes, et appellent des moyens différents de lutter contre la drogue.
Paradoxalement, je commence par les enfants. Ici les neurologues et les psychologues nous ont aidé : on peut éduquer les jeunes enfants pour éviter qu’ils soient victimes de toute addiction, de la drogue comme du tabac ou de l’alcool. J’ai déjà évoqué cette réalité dans un article où je critiquais le projet choisi pour Marseille7 ? Je reprends mon argumentation :
1°Il est possible d’éradiquer toutes les addictions si d’une part on brise le mimétisme, la tendance des enfants à faire comme les autres, et à subir le réflexe de bande (il faut imiter le chef), et si d’autre part on enseigne aux enfants quelques valeurs morales, leur apprendre qu’il y a un bien et un mal, qu’il faut respecter les autres.
2°Il existe des programmes fondés sur ces principes, par exemple le programme Quest, diffusé en France dès les années 1970 par le Lions Club International. Mais les syndicats d’enseignants ont obtenu du ministère l’interdiction du programme, qui ne sera levée qu’en 2010.
En ce moment-même des programmes très voisins, souvent dénommés « communication bienveillante » ou « Communication non violente » se multiplient en France, dans les établissements privés mais aussi publics. Dans le monde entier plus de 80 millions d’élèves ont appris à ne pas céder au mimétisme et à échapper au harcèlement. La drogue des jeunes a été totalement éradiquée en Australie et en Corée du Sud.
3°Le succès de l’opération est bien simple : développer l’individualité de l’enfant (apprendre à dire non, être fier de ce qu’il aime), respecter la personnalité des autres, développer l’esprit d’équipe et de service. Ce qui pourrait passer pour une innovation n’est jamais qu’un retour aux leçons de morale et aux hussards de la République
4°On peut douter de l’intérêt actuel de l’Education Nationale de développer cette approche. L’heure est plutôt à l’écologie et à la politisation, les enfants sont formatés à l’égalitarisme, habitués au harcèlement, on se drogue à la colle. Le pire est que les enfants jouent aux adultes, la criminalité des mineurs de seize ans est en croissance vertigineuse.
Les besoins des adultes sont une origine très variable.
Il y a d’abord ceux qui sont tombés dans le piège des trafiquants. Une fois l’addiction à la drogue consolidée, il sera difficile d’y échapper – c’est une banalité. De ce point de vue la dépénalisation et la banalisation des drogues « douces » sont des erreurs, car il n’y a pas de barrière étanche entre les douces et les dures, et les plus en plus dures. Il est bien porté de faire comme les autres, et celui qui n’a jamais pris un joint passe maintenant pour un original voire un asocial. La drogue est redoutable quand elle devient « collectiviste », c’est à dire que l’individu n’a plus la possibilité d’affirmer son identité. Bien évidemment cela peut provenir de ce qu’enfant il n’a pas été bien éduqué, mais cela vient aussi d’un contexte social, d’une culture de plus en plus collectiviste.
Je fais précisément la différence entre celui qui se drogue pour des raisons personnelles et celui qui est prisonnier d’un environnement délétère où il n’y a plus de différence entre le vice et la vertu.
La drogue et la vie personnelle
Les raisons personnelles se trouvent dans une vie perturbée, dans une vie sans intérêt, dans une vie sans espoir.
La vie peut être perturbée par un accident, par des drames mal vécus, pour lesquels le secours de la famille, des proches, de la religion n’a pas été là, ou n’a pas été suffisant. Il fut un temps où le malheureux se réfugiait dans l’alcool ou le tabac : faciles à se procurer, d’un prix accessible et socialement admis. Voilà que la drogue est maintenant à la portée de tous. La publicité est apparue, les prix sont affichés, on se voit proposer le produit dans des lieux de plus en plus nombreux.
La vie peut être sans intérêt : le quotidien d’un emploi routinier, sans initiative, rémunéré à l’ancienneté, les horaires et les transports harassants. Par contraste on a observé que les privatisations ont transformé des fonctionnaires voués à l’anonymat en salariés entreprenants. Le succès des auto-entrepreneurs chez les jeunes est également un refus de la médiocrité.
La vie peut être sans espoir : pour des millions de personnes l’ascenseur social est bloqué. En dépit de leurs capacités, de leur savoir, de leur ardeur au travail, ils constatent que leurs revenus sont au même niveau que ceux des inactifs rémunérés par de généreuses allocations publiques, ils se sentent spoliés par les impôts et charges, Ils ont le privilège d’être des contribuables, tandis que d’autres ont le privilège de vivre aux dépens des autres9.
Il n’en demeure pas moins que toutes ces vies gâchées ne conduisent à la drogue que parce que certaines valeurs morales et spirituelles ne sont plus reconnues dans la société contemporaine, en France comme ailleurs (et parfois plus qu’ailleurs). Quelles valeurs et pourquoi ont-elles régressé ou disparu ?
La morale et la religion
Il y a la valeur du respect de soi-même, mais aussi du respect des autres qui vont souffrir des effets de la drogue. Il y a la valeur de la liberté : elle ne signifie pas le droit de faire n’importe quoi, elle est donnée aux êtres humains pour atteindre et grandir leur dignité. Il y a la valeur de la famille, que le législateur n’a cessé de détruire. Il y a la valeur de la religion, qui donne à chaque personne le sens de sa vie10. Hélas on peut sans doute allonger la liste de tout ce qui peut inciter une personne à résister à la tentation de la drogue.
Pourquoi ces valeurs ne sont-elles plus reconnues et honorées ?
Il y a déjà un effet mécanique : la drogue a contaminé tellement de personnes qu’elle s’est banalisée, elle est entrée dans les mœurs, or le droit positif se veut évoluer avec les mœurs au lieu de se soucier du droit naturel.
Mais il y a aussi le poids du socialisme et du collectivisme. Si la vie devient sans intérêt et sans espoir c’est que le mérite, le travail, l’honnêteté la charité n’ont plus droit de cité. Se multiplient au contraire les droits sociaux.. On a droit au bonheur, « quel que soit le coût », un bonheur porté et béni par l’Etat Providence. Comme l’Etat Providence est omniprésent il vire au totalitarisme et la corruption accompagne toujours les régimes despotiques. « Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument » : la maxime de Lord Acton est bien connue, et bien réaliste.
Il y a encore et surtout la pensée unique et dominante qui diffuse un message de déchéance de l’être humain. Le marxisme est en partie à l’origine de ce message en mettant l’accent sur les vices et les contradictions internes du capitalisme : ce système conduirait à l’aliénation des hommes. La famille, l’Etat et la religion (opium du peuple) enferment le prolétariat dans la misère, mais aussi dans la déchéance. Mais le marxisme avait au moins le mérite de promettre
à travers la révolution, une société viable et égalitaire. Les philosophes post-modernes vont plus loin : l’homme est déjà déchu et la société se décompose nécessairement.
On me pardonnera ces approximations11, mais le fait est que les déclinologues se sont multipliés, et nous avons maintenant un mélange disparate de carpe diem destructeur de toute rigueur mais assez tentant et d’apocalypse écologique prophétisant la destruction de la planète. Le cousinage avec le marxisme existe bien : c’est la destruction d’un système fondé sur l’injustice sociale et l’appât du gain.
Le résultat concret est que l’éducation des enfants est maintenant guidée vers l’égalitarisme, le collectivisme et la permissivité – de sorte que la jeunesse est prête pour toutes les révoltes, donc pour la drogue. Quant aux adultes, la drogue est une revanche sur des vies sans bonheur, sans amour, et sans Dieu.
Le devoir des hommes libres, tant qu’ils le sont encore, est de diffuser le message inverse : ayons foi dans l’être humain, rejetons les prophètes de malheur, racontons la véritable histoire du progrès de l’humanité jusqu’à nos jours, réformons nos institutions pour restaurer la liberté, la responsabilité, la propriété et la dignité des personnes.
1 Déposition du Procureur de la République de Marseille devant la Commission d’enquête sénatoriale
2 C’est dans son premier grand ouvrage La Théorie des Sentiments Moraux (1759) qu’Adam Smith se réfère à l’empathie (compréhension des sentiments des autres). J’observe que le mot empathie a fait une entrée spectaculaire dans le vocabulaire du débat public. Les français seraient-ils convertis à la pensée d’Adam Smith ? Je crois qu’ils ont plutôt choisi chez Freud , les psychologues et psychiatres, c’est normal : on vit dans le conflit.
3 Contrairement aux erreurs de Ricardo, Marx et les néo-classiques, le montant des profits ne se confond pas avec les bénéfices comptables, dont l’origine serait la différence entre des coûts et des recettes.
4 Cet entrepreneur très gauchiste est entré par surprise dans le monde politique salvadorien en remportant l’élection présidentielle en 2019. Il était connu jusqu’alors comme l’un des piliers de l’adoption du bitcoïn, qui deviendra monnaie officielle salvadorienne. Peut-être les trafiquants préfèrent-ils le bon vieux dollar.
5 Au moment des manifestations paysannes et du Salon de l’Agriculture on a entendu des savants décréter que « les paysans se droguent ». Ce qui est vrai c’est que les agriculteurs malheureux peuvent se droguer comme tous les autres êtres humains malheureux – je m’en explique plus loin 6 A supposer qu’on élimine le clonage 7 Nouvelle Lettre du 14 janvier 2023 A Marseille on lutte efficacement contre le trafic de drogue. Mais en réalité on ne va pas au fond des choses : pourquoi des clients ?
6 A supposer qu’on élimine le clonage 7 Nouvelle Lettre du 14 janvier 2023 A Marseille on lutte efficacement contre le trafic de drogue. Mais en réalité on ne va pas au fond des choses : pourquoi des clients ?
7 Nouvelle Lettre du 14 janvier 2023 A Marseille on lutte efficacement contre le trafic de drogue. Mais en réalité on ne va pas au fond des choses : pourquoi des clients ?
8 On pourra lire dans l’article cité les détails de ce nouvel abus de pouvoir, soutenu par des articles du Monde et du Canard Enchaîné, alors que le Ministre de l’Education Nationale en fonction Lionel Jospin était plutôt en faveur du programme, déjà diffusé dans six académies.
9 A travers l’Etat, précisait Bastiat « L’Etat est cette grande fiction sociale à travers laquelle tout le monde croit vivre aux dépens de tout le monde »
10 Mais toutes les religions ne reconnaissent pas le libre arbitre, comme le démontre Jean Philippe Delsol dans son ouvrage Civilisation et libre arbitre : pourquoi l’Occident est différent Desclée de Brouwer,éd. 2022
11 On peut se reporter à plusieurs de mes ouvrages et en particulier à Vaccin Libéral, contre le despotisme, cotre le populisme IDH éd. 2022.